dimanche 28 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... (parenthèse 2)

 



 

tu n’as pas répondu, il n’a pas répondu, il a eu deux semaines pour répondre, mais non, tu ne réponds pas, passent les jours et tu ne réponds pas, alors que tu aurais pu répondre, oui tu aurais pu répondre même après avoir choisi de ne pas répondre, tu aurais pu changer d’avis, ça arrive, oui ce sont des choses qui arrivent, changer d’avis, tu changeras peut-être d’avis, tu répondras, tu finiras par répondre, oui il répondra, disons que tu répondras, tu répondras parce que comment ne pas répondre, comment rester silencieux, comment faire le mort, comment garder ce message dans ton téléphone sans y répondre, comment t’endormir chaque soir en sachant que tu n’as pas répondu, comment te lever le matin en sachant que tu n’as pas répondu ou pas encore répondu du moins, ah ce qui voudrait dire que tu comptes peut-être y répondre, qui sait, tu comptes peut-être ouvrir ta messagerie un soir ou un matin ou à n’importe quel moment de ta journée et relisant le message, ce court et inattendu message – douze mots une virgule et un point d’interrogation - le relisant encore pour la septième ou huitième fois en quinze jours, ou plus même, qui sait, la  quarante-septième fois, soyons fous, tu seras tenté d’y répondre, même brièvement, même sèchement, même violemment, mais il y répondra, il y répondra parce qu’on ne peut pas ne pas répondre à un tel message - douze mots dont deux prénoms - on ne peut pas ne pas répondre à un message qui vous invite à des retrouvailles, même brèves, même distantes, même catastrophiques, même vingt-trois ans après s’être vus pour la dernière fois dans ce cabinet médical, ton cabinet médical, même si on s’estime étranger à la personne qui vous envoie ce message, même si on se fout bien de l’existence de cette personne pourtant reliée à soi par le sang, même si tu te fous bien de l’existence de cette personne à toi reliée par le sang, on ne peut pas ne pas répondre à un tel message – si ? – si ? – si, si, en fait, on peut ne pas répondre, tu peux ne pas répondre, tu peux ne jamais répondre et sans doute c’est ce que tu feras, ne pas répondre, même si tu as été tenté de répondre, même si tu as pris ton téléphone en mains, plusieurs fois d’affilée, plusieurs soirs d’affilée, même si tu as commencé à rédiger un message, peut-être bref, peut-être sec, peut-être violent, peut-être insultant, même si, imaginons, soyons fous, tu as été tenté d’appeler, oui d’appeler avec la voix au lieu de rédiger un message écrit, peut-être a-t-il été tenté d’appeler, qui sait, d’appeler directement, pour parler, oui parler avec la voix, comme on fait quelque fois entre deux individus, individus étrangers l’un à l’autre parfois, individus qui se foutent en réalité de l’existence l’un de l’autre, mais aussi individus proches l’un de l’autre, ne se foutant pas de l’existence de l’un et de l’autre, ou alors étrangers l’un à l’autre par l’usage mais proches l’un de l’autre par le sang, le sang commun, le sang paternel qui coule, qu’on le veuille ou non, qu’il le veuille ou non, que tu le veuilles ou non, dans les veines de l’un et de l’autre, de toi et moi, tous deux fils de Raoul
 
Bonsoir Philippe, serais-tu d’accord qu’on se voie un jour ? Claude
 
douze mots, une virgule, un point d’interrogation, deux prénoms, deux, deux, deux, deux semaines que ce sms a été envoyé, pas de réponse, que je te l’ai envoyé, pas de réponse, le numéro est correct pourtant, celui qu’on trouve sur Internet pour te joindre puisqu’apparemment tu exerces encore malgré tes septante-trois ou septante-quatre ans, malgré tes dix-sept ans de plus que moi, malgré ta fatigue, ta lassitude, ton aigreur, ta déprime, qui sait, ou, soyons fous, aucune fatigue, aucune lassitude, aucune aigreur, certainement aucune déprime, je t’envie, mais au contraire, de la joie à exercer, de la joie à pratiquer ton métier, soigner, soigner, soigner les blessures, les tendons déchirés, les épaules démises, les fractures délicates, soigner, soigner, soigner, il était 21h12 quand ton smartphone a vibré sur la table du salon, peut-être étais-tu en train de regarder tranquillement une série, peut-être somnolais-tu dans le canapé, peut-être somnolait-il ou, soyons fous, peut-être travaillais-tu encore à cette heure tardive, peut-être y-a-t-il toujours des paperasseries à faire quand on est médecin, peut-être t’inventes-tu du travail pour ne pas penser, ou pour la joie simple de travailler, peut-être te soignes-tu par le travail, par l’alcool ou par le sexe, oui qui sait, peut-être était-il avec sa compagne, sa jeune compagne, plus jeune d’une vingtaine d’années, qui elle regardait une série attendant qu’il ait fini de travailler, ou peut-être as-tu découvert le message le lendemain matin, parce ton téléphone était en mode silencieux, peut-être n’as-tu pas de compagne, peut-être ne bois-tu pas, pas de vin, pas de bière, pas de whisky, rien qui pourrait soigner, car on ne soigne pas le silence, on ne soigne pas un silence si long, si massif, un silence sombre et minéral de vingt-trois ans qui suivait lui-même un autre long silence de vingt ans, on ne soigne pas un silence de quarante-trois ans, long massif sombre et minéral, on ne le soigne pas, mais on peut essayer peut-être d’en approcher les motivations, d’en éclaircir les raisons, on peut essayer, soyons fous, tu ne crois pas, tu n’es pas d’accord, tu ne réponds rien, tu ne réponds rien, ça veut dire que tu veux pas répondre, ou que tu ne sais pas quoi répondre, se voir, se voir pourquoi, se voir quand, se voir pour se dire quoi, se voir pour se taire, pour pleurer, pour s’insulter, pour se regarder dans le blanc des yeux, dans le blanc du temps, le temps écoulé depuis qu’on se soit vus une heure en 1998, une petite heure dans ce cabinet médical, la seule en quarante-trois ans, quelques semaines avant la mort de notre père, Raoul, notre père mort avec quarante-cinq kilos, des métastases en veux-tu en voilà, de la démence en veux-tu en voilà, Raoul, troisième prénom de cette phrase familiale où coule un sang, le sien en toi et en moi qu’on le veuille ou non
 
passent les jours




 


lundi 22 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... 17

 





Nous sommes trois sur la photo. Ce qui interpelle, c’est cela : nous sommes trois sur la photo. 

La mère, le père, l’enfant. 

Une des seules photos où les trois sont côte à côte, au centre de l’image. Unis. Rayonnants. Souriants dans la lumière du soleil. Ils regardent dans la même direction. L’enfant est entre les parents ou plutôt légèrement devant eux. Car ils sont trop près l’un de l’autre les parents pour que l’enfant puisse se tenir entre eux. La mère tient l’enfant par la taille. L’enfant tient un ballon avec des étoiles rouges et blanches. Seul le père porte des lunettes solaires. Nous regardons quelqu’un ou quelque chose en direction de la mer. Marée basse, la plage est grande jusqu’aux barres d’immeubles en arrière-plan.  Vacances sur la côte belge. Les ombres racontent quinze ou seize heures. Au dos de la photo, en rouge « Juillet 1969 ». L’enfant a cinq ans. Le père en a cinquante-sept.
 
 
J’avais pitié de lui. Il avait perdu sa première femme. Elle était morte jeune d’un cancer.
J’ai eu pitié de lui. 


Elle éparpille ces bouts de phrases devant la télévision, les yeux enfouis dans sa mémoire secouée par les questions du fils. Qu’elle ne regarde pas.
Pitié? Ou envie d’un enfant ? Envie de fonder une famille ? Besoin de s’installer dans le schéma classique d’une vie ?
Elle avait 26 ans. Deux ans plus tard naissait l’enfant. Avec une oreille décollée.
 
Quelle était sa vie sentimentale avant de rencontrer cet homme ?
Qu’est-ce qui l’a poussée vers cet homme ?
Qu’a-t-il raconté de son histoire pour qu’elle en arrive à avoir pitié de lui et l’épouser ?
Où sont les photos de ce mariage ?
 
Pitié ?
On se marie
avec quelqu’un
parce qu’on a pitié de lui?
 
Pitié tu m’épouses Pitié tu me fais un enfant Pitié on se met en ménage Pitié on ne fera qu’un enfant Pitié tu vieillis trop vite Pitié tu es gentil mais Pitié tu es encore assis Pitié je me tape tout le ménage Pitié ton fils pleure Pitié pourquoi une caravane Pitié je n’irai plus avec vous en vacances Pitié je reste avec toi pour l’enfant Pitié salopard Pitié j’ai besoin de vivre
 
Pitié aussi quand, quatre ans après s’être séparée de lui pour vivre officiellement avec celui qui avait été son amant, tu commences à revoir ton mari, secrètement, à s’occuper de lui, faire ses courses, lui offrir un nouveau canapé, le conduire chez le médecin, partager une tarte aux cerises, aspirer son appartement, classer ses papiers, descendre les poubelles?
Pitié aussi quand tu décides de mettre mon père en maison de retraite après qu’il se soit égaré dans le quartier sans retrouver son adresse, qu’il ait oublié par deux fois de couper le gaz à la cuisinière et que les voisins se soient inquiétés avant que tout explose.
 

La question du fils était : « Pourquoi vous êtes-vous mariés ?»
 
L’enfant au centre de la photo aurait dû être issu d’un amour. C’eut été un meilleur départ.
 
L’enfant a aujourd’hui l’âge de son père sur cette photo.

 





dimanche 14 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... 16




 

Elle reçoit la question au moment où elle se plaint de ses pieds et de ses yeux. Elle vient d’abandonner les mots. Autant que je meure. Avec tous mes problèmes. Des mots prononcés en fixant la télévision qui questionne des champions. Les deux petits-fils se chargent de préparer le repas. Elle n’a rien à faire. A part être assise. A côté du fils. Pas l’un à côté de l’autre. Chacun sur un fauteuil, le sien tourné vers la télévision, celui du fils tourné à 90 degrés.
La question fuse. Pourquoi n’avez-vous eu qu’un seul enfant ? Elle tourne lentement la tête vers lui. Je ne sais pas... Silence. Je ne sais pas… Elle cherche ses mots. Oui tu aurais voulu un frère ou une sœur sans doute. Il ne répond pas. Elle mijote dans le gouffre de la question. La télévision championne à tout-va. Parce que ton père… Silence. Avec ton père ce n’était pas… Silence. Nouvelle question. Parce que mon père était déjà âgé ? Silence. Non… Silence. Nouvelle question. Au début, ça ne t’a pas gêné cette différence de vingt-quatre ans ? Pas de silence. Non. Au début non... Au début… Elle cherche comment dire. Il voit qu’elle cherche à dire quelque chose. Dire quelque chose d’important. De jamais dit. Nouvelle question. Pourquoi vous êtes-vous mariés ? Silence. Papa était intelligent. Elle dit Papa et pas Ton papa. Il parlait bien français. Oui il parlait bien français. Silence. Pourquoi insiste-t-elle sur ce Il parlait bien français alors qu’elle-même parle très bien le français depuis qu’arrivée de sa Hollande natale vers cinq ans, elle a été éduquée, a fait ses études en français et qu’au moment de rencontrer son futur mari, elle travaille comme secrétaire dans la même société que lui et que du courrier en français, elle en brasse à longueur de journée. Silence. Et puis, il parlait bien, il était gentil. Silence. La télé poursuit imperturbable. Silence. En fait quand tu es né… A l’accouchement… Silence. Son regard dit qu’elle va parler. Elle regarde le fils. Pas longtemps. D’un air désolé. Elle regarde le fils comme s’il était un petit garçon assis sagement sur le fauteuil, un petit garçon avec des Pourquoi plein les lèvres, un petit garçon auquel il faudra bien répondre ou raconter quelque chose car le petit garçon ne regarde pas la télévision qui joue de sa bonne humeur pendant qu’une petite parcelle de vérité ou d’aveu se risque à sortir, un petit garçon avec une barbe et des cernes qui la fixent et attendent que cette petite parcelle sorte. Elle ne regarde plus le fils. Il n’a pas apporté de bouquet de fleurs à la clinique. Silence. Elle regarde au travers du fils. Quand je suis rentrée de la clinique, papa n’avait pas fait le ménage. Et il n’y avait pas de bouquet non plus. Silence. Le fils tourne la tête vers la télévision. Le décor vire de l’orange au bleu et un candidat semble avoir gagné. Papa n’a jamais été très… Un jour, pour mon anniversaire, il m’a dit d’aller choisir une bague. C’est moi qui l’ai payée. Il ne m’a jamais donné l'argent. Il était comme ça. Elle demande aux petits-enfants s’ils ont besoin d’aide. Tout va bien. Ils assument. Silence.
 
Un jour le fils avait posé une autre question à la mère, alors que le père se mourrait dans une maison de retraite, coincé entre la démence et le cancer généralisé. A partir de quand, ça n’a plus marché entre vous ? Il y avait eu un long silence. Ou peut-être pas de silence. La mère avait répondu. Depuis ta naissance.
 
 




 

 


samedi 13 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... 15

 



 

Ton frère vient d’appeler. 
Il parle de toi, plus jeune d’un an que lui, comme d’une vieille femme qui perd la tête.

Il dit
que tu as regretté qu’il fasse froid dans sa voiture qu’il sortait du garage alors que la tienne est toujours à bonne température, il a rétorqué qu’il fallait que le moteur chauffe, que c’était normal, tu as rétorqué à ton tour que la tienne était toujours chaude

Il dit
qu’il t’a proposé de faire tes courses dans un magasin Aldi, tu as répondu que tu préférais Okay, mais il n’y en avait pas sur la route entre l’hôpital et votre immeuble puisque que vous êtes voisins, toi au quatrième, lui au cinquième, alors vous avez été chez Aldi, tu as acheté tout ce qu’il te fallait, tu as regretté qu’il n’y ait pas la marque de vin rouge en cubis que tu achètes habituellement, il t’a convaincu de prendre une autre marque, il y a tellement de choix, et ce matin quand tu m’as téléphoné, tu as déjà mis en doute la qualité de ce vin

Il dit
qu’à l’hôpital où il t’accompagnait pour évaluer le résultat de l’opération des deux cataractes, tu as présenté au chirurgien des médicaments qui n’avaient rien à voir, que le chirurgien s’est un peu agacé du temps que tu lui prenais et qu’il a fini par isoler ton frère sur le côté pour s’étonner de ton état confus et du ton agressif qui est le tien

Il dit
qu’il voit bien que tu ne vas pas bien, que tu oublies et confonds tout, que tu es triste, que tu as fait fondre un pot en plastique dans ton four, qu’heureusement que ta cuisinière ne fonctionne pas au gaz, qu’il savait comme moi que tu avais repris ta voiture dans la semaine pour faire des achats alors que tes jambes sont si faibles et ton attention si réduite

Il dit
que pour tes prochains rendez-vous médicaux, il ne sera pas forcément libre car il s’occupe aussi de ceux de sa femme et des siens, et de sa voiture qui doit aller au garage, et, et, et
 
Il ne dit pas qu’à trois vous avez 252 ans.
Il ne dit pas que cela l’atteint.
Il ne dit pas qu’il faudra trouver des solutions.
Il ne dit pas qu’il aimerait me voir. 
Il ne dit pas que je devrai trouver des solutions. 
Il ne demande pas si cela m'atteint.

 

 
Qu’il m’appelle pour la deuxième fois en un mois 
alors que nous nous sommes croisés cinq fois en vingt-cinq ans 
qu’il croie bon de me rappeler sur la messagerie 
qui il est par rapport à toi 
Marcel le frère de ta maman Lily 
comme si je ne connaissais pas ton prénom ni le sien 
est le signe d’un gigantesque ratage familial 
dont tu es le centre 
désolé de le redire.




jeudi 11 mars 2021

Ce sont des choses qui arrivent

 

1
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Alimenter ses sources à l’aveuglette
Brosser sa vie dans le sens du désespoir
Comptabiliser les miettes à la force du doigt
D’une pierre froide faire plusieurs fois deux coups tièdes
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Éprouver de la joie dans son absence
Falsifier l’origine des paroles par pur plaisir
Gruger ses souvenirs dans l’espoir d’arrondir les murs
D’un rêve d’enfant ne conserver que les passages infranchissables
 
 
2
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Lutter de toutes ses faiblesses
Mélanger le pourquoi avec le pourtant
Nourrir secrètement quelque envie macabre
D’un peu de sable enfin recouvrir sa main endormie
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Pactiser avec un ange noir
Quadriller ce qui reste de mémoire vive
Revenir sur les lieux colorés de ses méfaits
D’une traite et pour longtemps vibrer sans raison
 
 
3
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Refroidir un volcan qui renaît
Saccager de mots vaniteux la beauté
Tordre les clichés gorgés de complaisance
D’une photo au monde exposée craindre l’avenir
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Crever l’ambiguïté d’un geste élégant
Douter de l’honnêteté des espaces verts
Eplucher la trahison comme on arrache un pétale
D’une réflexion malvenue extraire des corolles d’humour


4

Ce sont des choses qui arrivent
 
Peindre ses obsessions de transparence
Questionner des ombres qu’on sait muettes
Retenir les vents contraires pour s’en doucher d’amitié
De douceur folle se masser le ventre et celui oublié des morts
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Fredonner les soirs fuyant l’aube
Gratter son écorce jusqu’aux fibres animales
Hachurer en cadence les jours encore à souffrir
D’un rêve de soi-même égaré ne choisir que l’invisible


5

Ce sont des choses qui arrivent
 
Longer sa mémoire les yeux mi-clos
Manœuvrer discrètement dans le sens des tissus
Nouer avec fougue les étincelles chargées de parfums
D’une chambre usagée décorer les murs creux à coup d’affection
 
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Humer les courants d’airs d’opéra
Idéaliser l’inattendu qui ne saurait tarder
Joncher sa table d’orientation de balises interdites
D’un livre coincé parmi d’autres arracher les pages débordantes


6
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Broder des rochers à fleur d’épiderme
Collecter en toute innocence de sages retards
Désobéir à son reflet juste avant qu’il ne s’en offusque
Du si peu de temps qui reste étirer les infinies perspectives
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Tasser ses os pour entrer en léthargie
Unir audace et timidité quand s’invite l’amour
Vendre ses armes au premier diable qui nous sourit
Désormais et sans honte aucune reconstruire ses désarrois
 
 
7
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Défier la salive vengeresse
Envahir un labyrinthe de toutes parts
Fréquenter des dimanches inquiets le corps sûr
D’un désir inavouable et volatile sortir un lapin à oser
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Réjouir ses pieds d’un ruisseau
Supplier un poignard d’être raisonnable
Tressaillir du plus infime des éblouissements
Du sol que l’on foule accumuler peu à peu le feu qui couve
 
 
8
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Lécher un désastre naissant
Manger un amour mort les jours faibles
Nourrir son idéal de gloire jusqu’à imploser de misère
D’un dérisoire souvenir sans cesse raviver la cruauté tue
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Suivre las un exemple médiocre
Trancher la fulgurance d’un battement d’âme
Utiliser ce qui dans le silence de chacun relève de la peur
D’estime et de reconnaissance ne choisir que des lambeaux
 
 
9
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Choisir le contraire comme vérité
Déplaire à l’invitation qui vous charge
Eviter autrui dans le miroir en même temps que soi
D’où qu’on parte oublier aussi vite que possible l’impensable

Ce sont des choses qui arrivent
 
Neiger d’un geste ample et clair
Obtempérer à la douce injonction d’être
Préférer se noyer vêtu de grâce plutôt que sombrer fou
Du désir de se débarrasser du monde garder seulement une bataille
 
 
10
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Atterrir là-haut d’un bond d’ici-bas
Batifoler dans la jungle floue de sa poitrine
Confectionner des drames d’un peu de sang amer
Des éloges qu’on suscite revendre l’intention au diable
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Quitter les zones rudes de l’horloge
Recevoir des caresses atroces par strict intérêt
Sentir une présence assise dans le froid de ses larmes
De phare en phare se rêver en gardien délaissé et s’en réjouir


11
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Disparaître derrière son crâne
Egayer la méchanceté d’un zeste de satin
Frelater des jouissances histoire que le corps s’offusque
D’un éternuement se dégager du granit au fond de la gorge
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Récolter les cendres du rire
Sillonner l’esprit d’un ami à l’aveugle
Tricher à tous les coups que la candeur nous impose
Depuis son angoisse collectionner crimes et récompenses


12

Ce sont des choses qui arrivent

Bannir l’ardent frisson qui survient
Chasser parmi les vagues ce qu’on a enterré ailleurs
Dépolluer sa parole avec l’impression que la vie se refait
D’une épluchure de douleur s’organiser une peau invincible
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Pourrir d’insignifiance au bord d’un labyrinthe
Renforcer le merveilleux d’une fine couche brûlante
Trouver devant sa porte ouverte celle close de l’éternité
Dans un jouet poussiéreux dépister des filaments d’allégresse


13
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Geler à mi-parcours d’une caresse
Heurter le grain furieux qui inciterait à l’escale
Inviter un souffle affamé à la table des habitudes
D’un impudique ciel flamboyant s’exalter jusqu’à l’os
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Lisser les décombres avec la langue
Naître inconsolable et s’en punir malgré la folie
Prétexter l’irrépressible désir pour humilier une enfance
Durant le sommeil sourire des ravages du temps qui clapote 


14
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Aspirer la chute comme une récompense
Convoquer le juste retour des choses sous l’échafaud
Découper les bords du vertige selon un pointillé capricieux
D’une exhortation au malheur désosser les vieilles ritournelles
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Frémir de tout son funambule
Glisser des soupirs carnassiers parmi les délices
Habituer ses oreilles au tumulte enveloppant de l’abandon
De frêles tissus éparpillés se confectionner un pays d’étreintes  

15

Ce sont des choses qui arrivent
 
Dormir d’une voix brumeuse
Enterrer d’épineuses énigmes sous la carcasse
Fendre délicatement le charme corrosif des apparences
De l’écume déposée par des diamants marins entourer sa langue
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Offrir ses aubes claires à la banquise
Tutoyer le déni avec l’intime certitude de l’exploit
Valser à côté de son squelette l’esprit mi-fugue mi-raison
D’un battement timide rallumer la flamme évanouie de l’anarchie


16

Ce sont des choses qui arrivent


Interdire à demain de copier les singeries d’aujourd’hui
Boire les rafales du crépuscule par la fin
Diriger le faisceau des déboires à travers la steppe
D’une pitoyable comédie ne choisir que le plus noble palmarès

Ce sont des choses qui arrivent

Miser sa vie sur du ciment esseulé
Prospecter l’inaccessible les yeux mi-clos
Souligner à la craie les courbes fugitives de la chair
D’impatients papillotements distinguer le bruissement ténu


17

Ce sont des choses qui arrivent

Accoupler le besoin et l’envie et le désir
Craindre l’apparition d’une amnésie bienheureuse
Farfouiller à la recherche de l’inaudible crête de son cri
D’un visage sur le fil de s’éteindre enregistrer le dernier

Ce sont des choses qui arrivent

Lâcher les hordes divines de la jouissance
Obéir aux glissades fissurées de la rêverie profonde
Tituber sans garde-fou dans le tourbillon fier de ses ruines
D’un lascif mouvement de balancier humer le souffle du souffre
 
 
18
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Charger de plomb l’obscurité nonchalante
Galoper ventre à terre vers une attente endiablée
Ignorer l’odeur trouble de la liberté quand elle s’épanouit
D’infimes perles de sueur improviser une bousculade charnelle
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Jouer à la démesure par goût du dégoût
Onduler parmi les fissures décousues de la confession
Vagabonder pieds nus dans l’accomplissement du supplice
D’une muraille dressée sur sa route déceler les pierres à la voix
 
 
19
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Attendre que périsse un écoeurement radieux
Epouser par facilité les séductions de la monotonie
Habiller son accablement chronique d’un rai de soleil polisson
D’une fâcheuse mimique faciale intercepter l’épouvantable beauté
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Lancer une modeste balançoire contre la raison
Obliger l’oubli qui s’impatiente à jouir du temps renouvelé
Usurper les honneurs de la débâcle comme on liquide un archipel
Du dernier bastion de son endurance ouvrir grand les fenêtres du vertige
 

20
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Bégayer une fois pour le principe
Couler le bateau où pêchent remords et regrets
Frissonner de rage face à la comédie de la respiration
D’un chant échappé de l’entresol de sa détresse s’envelopper
 
Ce sont des choses qui arrivent
 
Infecter la chair de chimères furibondes
Mouiller d’un linge hospitalier le solde de nos larmes
Rétablir un mensonge avéré sous les yeux divisés de la vérité
D’une incartade à la charité ne regretter que la présence de témoins





vendredi 5 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... 14

 



 

« Elle ne s’est jamais plainte » dis-tu dans la voiture au retour de ta première opération de la cataracte à l’œil gauche. Tu le dis au sujet de ta mère qui a souffert d’un impressionnant zona un an avant sa mort. Tu me rappelles qu’elle a passé ses trois dernières années dans un petit appartement situé deux étages plus hauts que le tien. Il me faut plusieurs minutes, alors que je conduis sous une pluie énervée, pour que le souvenir s’éclaircisse. J’avais oublié ce studio où vivait ma grand-mère sur la fin de sa vie. Tu avais installé ta mère à portée d’ascenseur. Tu aimerais que j’en fasse autant. Il se fait que je n’habite pas un grand immeuble mais le rez-de-chaussée d’une maison de trois appartements. Les deux autres ne sont pas à moi et pas à louer.

 

Ton appartement dont tu paies le loyer aux filles de ton compagnon défunt est une grotte qui suinte l’amertume et le désespoir. D’avoir perdu ce compagnon jeune, de vivre d’une pension trop juste, de n’avoir pas eu de chance tout au long de ta vie dis-tu, toi qui a deux petits enfants magnifiques et adultes, qui n’a jamais connu le mot cancer, qui n’a jamais connu le mot chômage, qui a toujours eu un toit, même si aujourd’hui il te coûte cher et que de savoir cet argent destiné aux filles et à l’ex-femme de ton compagnon défunt te brûle le cerveau. On peut comprendre.
Ma grand-mère ne s’est jamais plainte. Sans doute. Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Je n’ai pas été comme toi à ses côtés dans la douleur des derniers instants. Ce dont je me souviens, c’est de tes plaintes.

 

Tu t’es plainte de mon père. De sa passivité face au ménage. De ses cadeaux insipides à ton anniversaire ou à la fête des mères. De son âge. Vingt-quatre ans de plus que toi. 
Tu t’es plainte du montant des parcmètres dans ma commune lorsque tu venais garder les enfants. De l’exiguïté de l’entrée de mon appartement. Du plafond trop bas. Du manque de lumière. De la paille dans la cour.
Tu t’es plainte des légumes qui n’ont plus le même goût qu’avant, de la viande qui n’est plus aussi tendre qu’avant, de maintenant qui est encore pire qu’avant.
Tu t’es plainte du prix de l’électricité, de celui du gaz, des charges communes, des prix chez Delhaize, des chariots qui roulent mal.
Tu t’es plainte des gens de l’immeuble qui. Des voisins d’en face qui. Du local-poubelle encombré par ceux qui. De ta belle-sœur qui. De moi qui.
Tu t’es plainte des feuilles d’arbres qui atterrissent à l’automne sur ton balcon.
Tu t’es plainte de la poussière qui se dépose dans la seconde qui suit le nettoyage. D’une goutte d’eau sur le plan de travail. D’une griffe sur une assiette. D’un verre mal lavé.
 
Elle s’est plainte de son frère qui ne descend la voir que pour boire son whisky  Elle s’est plainte d’un concombre qu’elle n’avait pas demandé qu’on lui achète  Elle s’est plainte des bijoux que son compagnon lui offrait « alors que je ne demandais rien »  Elle s’est plainte des semelles sommairement essuyées et qui risquaient de  Elle se plaint des extraits bancaires qui n’arrivent qu’à la fin du mois  Elle se plaint du bruit des travaux de renouvellement des terrasses  Elle se plaint  Elle s’est plainte Elle se plaindra
 
tu te plains de la solitude et quelque fois j’entends la solitude se plaindre de toi
 
je me souviendrai que tu te plaignais
de tout sauf de toi