dimanche 20 juin 2021

LE MYSTERE BARTLEBY : carnet de création /2


Herman Melville


Jouer un spectacle tout seul, répéter tout seul, certes on est son propre patron, c'est très agréable, mais... On peut vite déraper, s'auto-satisfaire, s'auto-convaincre, s'auto-saboter, s'auto-égarer, s'auto-tout en somme. 

Durant la genèse du projet, je me suis interrogé sur la personne que pourrait m'épauler dans cette aventure, me donner quelques balises, qui oserait porter un regard bienveillant mais critique et constructif sur la fabrication de cette interprétation. Je suis assez vigilant et critique moi-même sur les comédiens complaisants et "en roue libre" que pour ne ne pas verser dans cette direction. En tout cas essayer. Il me semblait qu'il fallait quelqu'un que je ne connaisse pas trop, qui ne connaisse pas trop bien l'historique de mon travail, qui ne m'ait pas vu jouer plusieurs fois, bref qui ait un regard "peu encombré" et qui ose "diriger" un comédien plutôt connu comme metteur en scène. Quelqu'un aussi qui aime le texte et le projet, cela va de soi.

J'ai rencontré Valériane De Maerteleire il y a trois ans lors d'un atelier d'écriture auquel elle avait participé. Quelque chose m'avait accroché dans son écriture, quoi je ne sais pas, mais j'y avais été sensible. Par la suite, j'ai découvert une de ses pièces Le fragile qui avait été lue au Rideau de Bruxelles. Là aussi, j'avais beaucoup aimé son écriture, son montage, son mystère. Valériane m'a parlé d'un autre texte qu'elle écrivait, Toundra, et comme elle souhaitait le tester sur un petit public, j'ai suggéré qu'elle vienne le lire chez moi, à Cour Intérieure, le local où je présente mes créations et où j'anime les ateliers d'écriture. Pour cette lecture, Valériane était accompagnée de la comédienne Agnès Guignard, pour laquelle j'ai une grande admiration. La soirée fut belle, le texte en bonne voie. J'ai donc souhaité proposer à Valériane de m'accompagner dans la réalisation de ce Mystère Bartleby. Valériane, qui n'avait pas lu l'oeuvre originale, a parcouru une première mouture de l'adaptation et embarqué de suite dans l'aventure. J'en suis heureux.





Durant les différentes phases d'écriture, je lui ai soumis le texte et grâce à ses premiers retours, j'ai pu ajuster certaines choses, éclaircir ou alléger ce qui devait l'être, rendre plus cohérent un passage avec un autre ailleurs dans le texte.

Une fois que le texte de l'adaptation a été finalisé, en tout cas "finalisé" pour avoir une première matière envisageable sur scène, nous avons imaginé un calendrier et voilà que l'automne 2021, avec la reprise des activités théâtrales, s'est imposé.

N'ayant aucune subvention pour mes projets et vu les jauges réduites que ce type de représentations suppose (chez des particuliers en respectant des normes sanitaires qui seront en vigueur encore pendant des mois) j'ai décidé, sur la suggestion de l'ami Xavier Campion avec lequel j'ai monté D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère l'an dernier à La Tricoterie et au Théâtre Jean Vilar, de me lancer dans un crowdfunding. Histoire de payer quelques heures de travail avant la création, pour Valériane, pour moi, pour une bande-son aussi que j'ai demandé à... Martin Enuset et pour quelques frais de scénographie et technique. Nous avons visé un budget de départ réduit pour ne pas risquer de... ne pas l'atteindre. Ce budget est atteint! Et déjà, une dame qui m'avait vu jouer dans Le cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde il y a cinq ans, a acheté le spectacle pour fin octobre. Il y a une autre date à l'automne 2022. Petit à petit, d'autres dates s'ajouteront. Il faut être patient.





L'aventure est donc lancée et la mémorisation du texte en cours. Les premières répétitions aussi et la recherche d'un espace de jeu avec des questions importantes : quel aire de jeu imaginer pour s'insérer tant dans un salon qu'un jardin, une salle de classe, un hangar? Quel rapport au public? De face? Avec du public de deux côtés? A 360 degrés? Il nous a semblé que le vertige du texte et la singulière histoire que nous allons raconter trouverait un belle réalisation avec du public tout autour du personnage. Ce n'est pas simple à envisager pour le travail d'acteur mais c'est cela aussi qui est excitant!




mercredi 9 juin 2021

Journal jusqu'au jour où... 19

 





 

Et il m’a demandé quel âge j’avais et que je lui ai dit quel âge vous me donnez et il a dit 70 ? 72 ? tu te rends comptes ? oh non j’ai dit j’en ai 85 ! 85 ? non c’est pas possible il a dit ! oui oui 85 ! eh bien vous ne les faites pas mais pas du tout ! et c’est vrai on ne m’a jamais donné mon âge on m’a toujours donné 10 ans de moins quand j’avais 65 on me donnait à peine 55 ça  a toujours été comme ça… mais maintenant… il a dit ça pour me faire plaisir… parce qu’on voit bien que j’ai 85 et pas 70 ou 75… on voit bien que j’ai plus de jambes et mes cernes sous les yeux mais ça je tiens de mon père j’avais ça déjà toute jeune mais maintenant j’ai tellement perdu de kilos… enfin c’est gentil il voulait faire du charme sans doute cet électricien j’espère qu’il pourra venir avec sa caméra pour la mettre dans le plafond et voir d’où vient la panne tu comprends c’est embêtant j’ai pas de lumière dans la cuisine le soir c’est embêtant… je n’ai vraiment pas de chance…

Cet électricien qui lui aurait demandé son âge est aussi son coiffeur qui lui demande son âge est aussi sa pédicure qui lui demande son âge est aussi l’infirmier qui lui demande son âge. Tout le monde lui demande son âge. Tout le monde s’étonne qu’elle paraisse au moins 10 ans de moins.

Elle répète : il voulait faire du charme. C’était un bel homme. J’ai toujours eu mon petit succès.

Oui tu as toujours eu ton petit succès. Tu me l’as toujours dit. Sur une photo, un ami de ton frère danse avec toi « celui-là il avait le béguin pour moi ». Albert, un ami de mon père, quand il est mort tu as dit « celui-là il avait le béguin pour moi ». Un de tes voisins dont j’oublie le nom « celui-là il avait le béguin pour moi ». Un plombier, il y a longtemps, un libraire, un autre longtemps, un médecin aussi je crois, « ceux-là ils avaient le béguin pour moi ».

Tu avais de belles jambes, on t’a souvent complimenté sur tes belles jambes, tant mieux. J’ai supposé que lorsqu’après 15 ans de mariage, tu t’es absentée certains samedis, c’est parce que quelqu’un avait le béguin pour toi.

J’ignore pourquoi tu ne cesses de me dire depuis près de 40 ans qu’on a le béguin pour toi, qu’on te dit que tu ne fais pas ton âge. 

Ou plutôt, je crois savoir.

Parce que tu n’as pas d’amie, pas une. Tu n’en as jamais eue. Pas une.

Je suis devenu ton confident sans mon consentement.

Et à chaque fois que tu m’informes que quelqu’un a le béguin pour toi, je pense à mon père. Il n'a sans doute pas été le mari que tu espérais mais il a gardé jusqu'à ses derniers sursauts de conscience un sacré béguin pour toi.