dimanche 14 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... 16




 

Elle reçoit la question au moment où elle se plaint de ses pieds et de ses yeux. Elle vient d’abandonner les mots. Autant que je meure. Avec tous mes problèmes. Des mots prononcés en fixant la télévision qui questionne des champions. Les deux petits-fils se chargent de préparer le repas. Elle n’a rien à faire. A part être assise. A côté du fils. Pas l’un à côté de l’autre. Chacun sur un fauteuil, le sien tourné vers la télévision, celui du fils tourné à 90 degrés.
La question fuse. Pourquoi n’avez-vous eu qu’un seul enfant ? Elle tourne lentement la tête vers lui. Je ne sais pas... Silence. Je ne sais pas… Elle cherche ses mots. Oui tu aurais voulu un frère ou une sœur sans doute. Il ne répond pas. Elle mijote dans le gouffre de la question. La télévision championne à tout-va. Parce que ton père… Silence. Avec ton père ce n’était pas… Silence. Nouvelle question. Parce que mon père était déjà âgé ? Silence. Non… Silence. Nouvelle question. Au début, ça ne t’a pas gêné cette différence de vingt-quatre ans ? Pas de silence. Non. Au début non... Au début… Elle cherche comment dire. Il voit qu’elle cherche à dire quelque chose. Dire quelque chose d’important. De jamais dit. Nouvelle question. Pourquoi vous êtes-vous mariés ? Silence. Papa était intelligent. Elle dit Papa et pas Ton papa. Il parlait bien français. Oui il parlait bien français. Silence. Pourquoi insiste-t-elle sur ce Il parlait bien français alors qu’elle-même parle très bien le français depuis qu’arrivée de sa Hollande natale vers cinq ans, elle a été éduquée, a fait ses études en français et qu’au moment de rencontrer son futur mari, elle travaille comme secrétaire dans la même société que lui et que du courrier en français, elle en brasse à longueur de journée. Silence. Et puis, il parlait bien, il était gentil. Silence. La télé poursuit imperturbable. Silence. En fait quand tu es né… A l’accouchement… Silence. Son regard dit qu’elle va parler. Elle regarde le fils. Pas longtemps. D’un air désolé. Elle regarde le fils comme s’il était un petit garçon assis sagement sur le fauteuil, un petit garçon avec des Pourquoi plein les lèvres, un petit garçon auquel il faudra bien répondre ou raconter quelque chose car le petit garçon ne regarde pas la télévision qui joue de sa bonne humeur pendant qu’une petite parcelle de vérité ou d’aveu se risque à sortir, un petit garçon avec une barbe et des cernes qui la fixent et attendent que cette petite parcelle sorte. Elle ne regarde plus le fils. Il n’a pas apporté de bouquet de fleurs à la clinique. Silence. Elle regarde au travers du fils. Quand je suis rentrée de la clinique, papa n’avait pas fait le ménage. Et il n’y avait pas de bouquet non plus. Silence. Le fils tourne la tête vers la télévision. Le décor vire de l’orange au bleu et un candidat semble avoir gagné. Papa n’a jamais été très… Un jour, pour mon anniversaire, il m’a dit d’aller choisir une bague. C’est moi qui l’ai payée. Il ne m’a jamais donné l'argent. Il était comme ça. Elle demande aux petits-enfants s’ils ont besoin d’aide. Tout va bien. Ils assument. Silence.
 
Un jour le fils avait posé une autre question à la mère, alors que le père se mourrait dans une maison de retraite, coincé entre la démence et le cancer généralisé. A partir de quand, ça n’a plus marché entre vous ? Il y avait eu un long silence. Ou peut-être pas de silence. La mère avait répondu. Depuis ta naissance.
 
 




 

 


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