samedi 27 février 2021

Journal jusqu'au jour où... 13

 





Là tu es assise au pied de l’arbre de Noël.
Appuyée contre une luge avec quelques paquets cadeaux.
Mon père est assis de l’autre côté de la luge.
Vous ne vous regardez pas.
 
Là tu tiens une rame sur un canot gonflable.
Et moi l’autre rame.
Nous ramons sur une rivière calme.
La Drôme sous le soleil.
 
Là tu es devant une cascade.
Ton bras droit est posé sur mon épaule.
Tu ne regardes pas celui qui prend la photo.
Mon père.
 
Là tu es allongée sur une serviette au bord d'une piscine.
Tu prends le soleil.
Je te regarde.
Le tube de crème solaire à la main.
 
Là tu es devant une fontaine.
Derrière il y a deux cyprès.
Ton bras droit n’est pas posé sur mon épaule.
Il y a du soleil.
Tu ne regardes pas celui qui prend la photo.
Mon père.
 
Là tu es assise sur un petit barrage de cailloux au bord d'une rivière.
Mon bras gauche est posé sur ton épaule.
On ne regarde pas celui qui prend la photo.
Mon père sous le soleil.
 
Là vous êtes assis sur ce petit barrage de cailloux au bord d'une rivière.
Mon père a son bras droit posé sur ton épaule.
Il porte des lunettes de soleil.
En vous regardant sur cette photo, on pourrait croire.
 
La Drôme. 
1974.
Il faisait beau.







vendredi 19 février 2021

Journal jusqu'au jour où... (parenthèse 1)

 




 

il est collé à la fenêtre on dirait qu’elle attend avec lui que quelqu’un vienne s’arrête monte entre parle au lieu de cela quelqu’un passe sous la fenêtre puis quelqu’un d’autre quelqu’un d’autre puis plus personne puis à nouveau quelqu’un d’autre quelques autres puis plus personne puis la nuit s’engouffre dans la rue empêche son regard la fenêtre devient miroir où il se voit attendre que quelqu’un vienne s’arrête monte entre et lui parle au lieu de cela la fenêtre est la lisière où il sait que personne ne s’arrêtera malgré tout il est collé à la fenêtre et la vie s’oublie en lui progressivement progressivement définitivement elle lui répond qu’elle ne sait pas pourquoi la voiture ralentit en passant sous les fenêtres de l’appartement chaque jour à la même heure non elle ne sait pas pourquoi il se dit que les fenêtres ne mentent pas qu’elles révèlent une vérité témoignent d’un mensonge que lui l’adolescent qui se tait et sait que la mort de la cousine aimée qui vient de déchirer ses quinze ans mettra à nu un jour plus tard pour l’instant il est derrière le rideau assis sur l’appui de fenêtre de sa chambre au deuxième étage il est 18 heures il est chaque jour 18 heures quand dans le cadre de la fenêtre apparaît une voiture qui roule lentement dont le conducteur penché sur son volant fixe une autre fenêtre celle du salon où sans doute elle fait mine de laver les carreaux épousseter un bibelot ranger un vase cirer un meuble caché par le rideau de sa fenêtre on dirait qu’elle observe et s’inquiète avec lui l’adolescent regarde l’homme qui regarde vers le haut vers une autre fenêtre où elle attend ce regard vers le haut vers sa fenêtre vers elle dissimulant le sien dans l’action de la ménagère parfaite qu’elle veut être et qui est un masque pour l’adultère comme est un masque l’assemblage de tuyaux sondes perfusions sur son visage à lui le père vieil homme recroquevillé de cancers que l’attente devant la fenêtre a fini par rendre oublieux rongé sec et bientôt éteint de l’autre côté de la vitre fenêtre obstacle paroi où la mort au travail scrute le regard du fils désemparé de ne pouvoir approcher le si peu de vie qui gît sous morphine obligé qu’il est ce fils unique de l’autre côté de la vitre fenêtre paroi obstacle de constater que toujours la détresse bute contre un carreau sans bruit sauf celui que fait l’incrédulité qui est la sienne à être assis à feuilleter un Pif Gadget sur l’une des quatre chaises de ce couloir élargi donnant sur une fenêtre couverte d’une pluie grise qui accepte la lumière du néon double sa présence et déforme légèrement l’enseigne Police qui nomme ce bâtiment où plus loin dans le couloir une pièce interdite d’accès résonne des questions qu’un homme portant peut-être une arme à la ceinture pose au fils du fils dont le regard est attiré par l’inscription Police qui à l’extérieur surplombe la fenêtre qui lui fait face alors qu’il est filmé par une femme en uniforme qui scrupuleusement a vérifié sur la petite fenêtre poussiéreuse de sa caméra que le visage de l’enfant de six ans était net et suffisamment éclairé par la maigre clarté que laisse passer l’unique fenêtre du local en ce jour de novembre où la luminosité ne laisse plus rien espérer ni que le battement aux tempes cesse dans le couloir sous le regard délavé de la fenêtre qu’il a fallu ouvrir pour apaiser la crise de panique ni que quelqu’un s’arrête monte entre et lui parle pour le détacher de cette fenêtre infernale lui parle parle parle parce que les mots qui vous sont donnés progressivement progressivement vous rendent un peu moins mort ni que la voiture ne soit qu’une voiture de passage celle d’un quidam rentrant chez lui par le même chemin chaque soir vers 18 heures et que ce quidam ne se penche sur son volant que pour regarder cet adolescent à peine dissimulé par le rideau de la fenêtre de sa chambre et qui progressivement progressivement s’installe dans la solitude loin des mensonges et des masques ni que les tuyaux en pagaille autour du visage du père du corps figé du père puissent jamais le faire revenir à la vie qui n’avait été qu’attente à la fenêtre comme était attente à la fenêtre en ce matin de septembre le regard du fils prenant son troisième café devinant son reflet lourd dans la vitre immense du bar face à l’hôpital où les tuyaux sondes et perfusions avaient été désinfectés préparés pour un autre patient qu’il qu’elle qu’ils qu’elles regarde regardent s’en aller progressivement progressivement vers
 

 





mardi 16 février 2021

Journal jusqu'au jour où... 12





 

Salopard.

Je l’entends pour la première fois à l’adolescence. Je l’entends régulièrement, accompagné de larmes et autres portes qui claquent. Le salopard c’est mon père. Tu te sépareras de lui dix-neuf années après ma naissance.

 

Salopard.

Je l’entends à nouveau entre trente et quarante ans. Je l’entends quelque fois, accompagné de larmes et autres cris qui claquent. Le salopard c’est ton compagnon. Ton compagnon mourra subitement un samedi matin, dix-neuf ans après votre mise en ménage. Et cinq ans après mon père.

 

Salopard.

Je l’entends aussi vers trente-six ans. Je l’entends un jour où nous nous disputons au sujet de, accompagné de larmes et autres gestes qui. Le salopard c’est moi. Je comprends à ce moment-là que chaque homme de ta vie est un salopard.

 

L’an prochain, cela fera dix-neuf ans que ton compagnon est décédé.




lundi 15 février 2021

Journal jusqu'au jour où... 11

 



Demande à ton père. Dis à ta mère. Demande à ton père si. Dis à ta mère que. Dis à ton père que. Demande à ta mère si. Dis à ton père qu’il faut. Dis à ta mère que non. Dis à ton père que je. Réponds à ta mère que non non. Réponds à ton père que si. Demande à ta mère que pour demain. Réponds à ton père que puisque. Dis à ta mère qu’alors. Tu diras à ton père que je. Eh bien tu diras à ta mère non jamais. Tu répondras à ton père que non. Tu lui répondras à ta mère que puisque alors. Tu lui diras à ton père que s’il. Réponds-lui. A celle-là que. Réponds-lui. A ce. Que non. Que. Non. Non.

 

Tu lui as demandé ?

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Et il a répondu quoi ?

 

Jamais je n’aurais dû.

Jamais tu n’aurais dû.

Jamais vous n’auriez dû.

 

Tu lui diras à mon père que je regrette de t’avoir obéi au premier « Demande à ton père. »




samedi 13 février 2021

QQE 177 : l'affaire

 




si 

le temps

ne fait rien 

à 

l'affaire


l'affaire 

s'en accommode-t-elle 

pour autant

?







Journal jusqu'au jour où... 10

 




nous sommes questions
nous ne sommes que questions
nous ne sommes plus que questions
 
questions qui nous auraient fâchés
questions qui nous auraient embarrassés
questions qui nous auraient réconciliés

questions qui nous auraient émus
questions qui nous auraient déçus
questions qui nous auraient perdus

questions auxquelles tu as répondu
questions auxquelles tu n’as jamais répondu
questions auxquelles tu n’aurais jamais répondu
 
questions auxquelles tu as cru répondre
questions auxquelles tu as voulu répondre
questions auxquelles tu n’as pas pu répondre
questions auxquelles tu n’as pas voulu répondre
questions auxquelles tu aurais voulu répondre
questions auxquelles tu n'aurais jamais cru répondre

questions auxquelles tu ne t’attendais pas
questions auxquelles je ne m’attendais pas

questions que tu craignais que je te pose un jour
questions que je craignais de te poser un jour
questions que tu aurais préféré que jamais je ne te pose 
questions que j'aurais préféré ne jamais te poser

questions que tu n’as pas comprises
questions que tu n'as pas admises
questions que tu n’as pas attendues
questions que tu n’as pas entendues
questions que tu n'as pas voulu entendre
questions que tu n’as pas voulu comprendre

questions qui auraient dû me venir à l’esprit
questions qui auraient pu te venir à l’esprit

questions qui n’auraient jamais voulu sortir de ma bouche
questions qui n’auraient jamais pu entrer dans tes oreilles
 
questions qui n’auraient jamais attendu de réponse
questions qui n’auraient jamais supporté la réponse

questions qui t’ont laissé sans voix
questions qui m'ont laissé sans toi

questions auxquelles tu ne répondras pas
questions auxquelles tu ne répondras plus

questions auxquelles tu répondras quand je ne serai pas là

questions que je te poserai quand tu ne seras plus là

questions que je me poserai éternellement

questions que je ne me poserai plus



sommes-nous questions


mardi 2 février 2021

Journal jusqu'au jour où... 9



 


Et maintenant, maintenant que ces photos, en tout cas cette première série de photos, se retrouvent dans de grandes enveloppes brunes, toutes étiquetées d’un post-it - 1968, 1971 ou 1975 (rien au-delà pour le moment) - et au fond ces post-it ce n’est pas une bonne idée, ils se décollent dans la manipulation des enveloppes et un bout de papier collant sera nécessaire, indispensable (j’aurais dû écrire l’année à même l’enveloppe, c’est toujours faisable et pourquoi cette hésitation, comme si fixer une année était la figer), enveloppes qui empêchent de s’installer confortablement pour manger, il faut pousser un peu, éviter que le verre d’eau mais aussi de vin se renversent sur ce classement provisoire, sommaire mais qui permet au moins d’y voir un peu plus clair, d’ordonner sa tronche parmi celles des autres, de distinguer Noël 70 de Noël 72, anniversaire 71 d’anniversaire 74, vacances à Venise 70 de vacances à La Panne 69, maintenant donc, que faire de ce matériau, et ne parlons pas de ces photos sans date (et d’ailleurs la date imprimée sur le bord blanc - jun 70, nov 70, feb 71- n’est en fait que la date du développement et du tirage des pellicules et non la date de l’événement photographié puisque par exemple sont datées feb 71 des photos sur une plage ensoleillée, La Panne sans doute, ce qui montre que j’ai classé en 71 des photos de l’été 70, ce qui n’est pas logique, mais la logique en matière d’enquête sur une telle matière n’est pas un critère très pertinent, même si c’est un premier appui, bref passons), que faire de ce matériau, l’ordonner par mois, par thèmes (vacances, anniversaires, communion, repas), le répartir dans les petites pochettes soit cartonnées fournies par le magasin qui a développé – J. Geerts et fils, 18 rue du Lombard, 1000 Bruxelles -, soit en plastique, toutes vides et donc n’attendant que cela d’être habitées par des images de bonheur, de gens serrés les uns contre les autres, de spectacles enfantins, de déguisements de Zorro, de baignoires remplies de cousins cousines, de bougies soufflées sur de jolis gâteaux bien ronds, d’adultes dansant la mine radieuse, images convenues et indispensables, que faire de ce matériau, le laisser en attente d’autres pochettes de photos engoncées pour l’instant dans des boîtes non encore reçues de toi, que tu disais ne pas avoir, mais qui étaient bien sur la planche supérieure d’une garde-robe interminable, qui y sont toujours, que je voudrais bien recevoir (mais alors plus aucune photo ne serait chez toi), que faire de ce matériau alors qu’hier soir, entamant un livre d’Annie Ernaux que je n’ai pas encore lu (et Dieu sait comme j’aime cette femme, ce qu’elle écrit, comment elle l’écrit), lisant les premières ligne de Une femme, je tombais sur cette phrase : « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. ». 

Cette phrase, je l’écrirai peut-être dans quelques jours, quelques mois, quelques années. 

Le 7 avril, curieusement, est aussi une date de la perte d’un être cher pour moi.

Ce matin au courrier, d’autres livres d’Annie Ernaux commandés sur un site de livres d’occasion sont arrivés. 

Tu n’as jamais lu Annie Ernaux. 

Je ne suis pas sûr que tu aurais aimé ça.