1.
On se gare dans la
cour. Le bâtiment est imposant.
L'audition
audiovisuelle prescrite par madame Le Procureur du Roi du Parquet de M. a été
réalisée le jeudi 08/10/09 dans les locaux conformes de la Police Fédérale de
M.
Nous entrons et
nous dirigeons vers l'accueil. Je montre la convocation.
Lors de notre
premier contact avec le mineur au sein du local d'accueil, nous lui expliquons
le déroulement d'une audition audiovisuelle et abordons avec lui la notion de
personne de confiance.
Dans la minuscule
salle d'attente qui n'est qu'un élargissement du couloir, sur une table basse,
le Journal de Mickey.
Le mineur a
souhaité s'exprimer seul.
D'autres enfants
sont venus ici.
Cette audition a
été menée selon la technique du questionnement non inductif et par étapes
successives.
Comme au cinéma,
des hommes passent devant nous un gobelet à la main et une arme
automatique à la ceinture.
2.
La
chose apparaît un matin. En tout cas, on vous dit qu'elle est là. Désormais. Mais
elle est apparue plus tôt vous vous en doutez. Simplement, vous l'ignoriez. Et
cela vous allait très bien ce stade de l'ignorance. Très bien.
Vous
êtes sûr? Voilà ce que vous aurez envie de demander, mais vous vous
abstiendrez. Pourquoi mettre en doute ce qu'on vous dit? Ce n'est ni le lieu ni
la personne. Ni la chose à mettre en doute. La chose est là. C'est une
évidence. Un fait.
3.
Devenir
ours.
Voir
pousser des poils, des griffes, un museau, une queue courte et de petites
oreilles.
Se
vêtir d'une épaisse fourrure. Trois couches, rien que ça.
Flairer
l'intrus. Filer le rongeur. Fouiller les bois morts.
Froisser
les orties. Frôler les fougères. Flâner parmi les genêts.
4.
Désormais.
Il va falloir composer avec elle. S'en accommoder, l'accueillir, la respecter,
l'accepter. Inutile de ruser, comploter, la sous-estimer, la mépriser. La chose
aura toujours une longueur d'avance. On vous le dit, on vous l'explique, on
vous le détaille. Photos, analyses, chiffres, graphiques. Vous l'entendez, vous
le voyez, vous acquiescez. Pas sûr que
vous compreniez tout.
Vous
allez vous en occuper de la chose. Oui. Vous n'allez pas faire comme si elle
n'était pas là. Ce n'est pas votre genre. Vous allez la regarder bien en face,
sans agressivité mais sans vous abaisser cependant. D'homme à homme.
5.
Le mineur s'est
exprimé aisément et sans stress apparent.
Un type menotté apparaît
entre deux portes. Puis disparaît, entraîné par une main invisible.
A l'issue de
l'audition nous procédons à la saisie des deux supports utilisés pour
l'enregistrement vidéo de l'audition, soit deux DVD's de marque SONY (DVD-R 120
min/4.7 GB).
Le soleil s'est
absenté en ce début d'après-midi.
A notre demande de
savoir s'il connaît la raison pour laquelle il est venu nous rencontrer à la
police, le mineur répond: "Oui heu, pour te dire des choses."
Un mot d'excuse
pour l'école. Ne pas oublier de demander un mot d'excuse.
A notre demande de
s'expliquer à ce sujet, le mineur répond : "les choses à propos d'O.V. et
heu... et... pour te dire des choses sur lui, ce qu'il me fait. C'est
l'amoureux de ma maman et voilà!"
Plusieurs pages sont manquantes dans ce vieux numéro du Journal de
Mickey.
6.
Désormais.
Vous croiserez un nombre incalculable d'individus ignorants de cette chose qui
vous concerne. Et c'est bien normal. Vous regarderez le monde différemment
sachant que la chose est là. Et c'est bien logique. Vous y penserez à la chose,
vous vous en voudrez d'y penser. Et c'est bien compréhensible. Vous en rêverez,
vos nuits en serons chamboulées. Et c'est bien humain. Il se pourra d'ailleurs
qu'une nuit, dans un de vos pires cauchemars, vous entendiez quelqu'un dire:
"Oh arrête, ce n'est pas si grave! On s'en remet de ces choses-là!"
Et c'est bien dégueulasse
7.
Devenir
ours.
Lécher
la sève sur l'écorce. Laper l'eau des mares.
Soulever
les pierres. Sinuer entre les bosquets. S'aventurer dans les clairières.
Laisser
son empreinte dans la boue, dans la poussière, dans la neige.
Croiser
cerfs, blaireaux, perdrix, bouquetins, éperviers, chamois, renards, hiboux,
marmottes, écureuils et couleuvres.
8.
Désormais.
Vous aurez à coeur de vous documenter, de chercher par vous-même, de maîtriser
le sujet pour être à égalité avec lui, de vous parer en somme à toute
éventualité. Vous déplorerez par moment cette soif de savoir. Parce que, soyons
francs, vous vous enliserez dans la masse de ces informations, sommaires
souvent, trop techniques toujours. Vous étoufferez de ce vocabulaire, de ce
jargon vulgaire, de ces déductions bancales, de ces conclusions hâtives où
s'égare votre esprit. Vous mélangerez le fondé et l'infondé, le sérieux et l'approximation,
le détail et le tout. Vous vous viderez de tant vous remplir.
Et
vous vous demanderez les soirs de pluie: pourquoi moi, pourquoi maintenant,
pourquoi.
9.
Rapport d'expertise de E. F. né le
07/11/2002. Victime potentielle de maltraitance.
Les
couleurs sont immondes dans ces vieux exemplaires du Journal de Mickey.
Outils utilisés: Echelle
d'intelligence pour enfants WISC-III, Test de l'Arbre de Koch, Test projectif
du Rorschach, Analyse des dires selon la CECA.
Les
aventures de l'Oncle Picsou le passionnent. Riri, Fifi et Loulou sont avec lui.
Il fait partie de leur petite bande. Ils sont quatre pour quelques instants.
Tant mieux.
Lors de cette audition, l'enfant
tiendra le discours suivant:
"je suis là pour mon
beau-père", "pour dire les choses qu'il fait", "c'est
l'amoureux de maman", "il m'attache des colsons derrière le
dos", "il me fait pipi dessus dans la douche", "le pipi,
c'est de moins en moins mais pas le colson", "parfois j'arrive à le
défaire", "j'essaie aussi de lui en attacher", "il fait
bouh avant", "ça arrive quand maman fait des courses ou
travaille", "quand je lui raconte, maman dit que je dois me
défendre", "il m'attache parfois aussi les pieds", "je
prends ma douche tout seul, il rentre et il fait pipi en me demandant si je
veux me rincer", "je lui dit arrête", "c'est arrivé
plusieurs fois", " la première fois qu'il m'a attaché, je jouais avec
Sophie et Léa", " il m'a attaché", "la dernière fois
c'était dans l'atelier", "une autre fois, j'étais dans le
divan", "il a mis mes mains derrière mon dos et il a attaché",
"maman et Sophie et Léo ont vu ce qui s'était passé", "maman dit
que ce qui se fait à St Denis. reste à St Denis", "maman sait pour le
pipi et elle dit qu'il faut que je me défende", "il fait ça qu'à
moi", "je l'ai dit à la police et à papa", "si maman sait
pour les policiers, elle va se fâcher sur papa", "maman veut que je
vienne plus chez elle", "parfois je reste longtemps les mains
attachées quand il veut pas me détacher".
10.
Désormais.
Il arrivera que vous vous interrogiez sur les raisons de taire la chose ou de
ne la révéler qu'à tel ou telle plutôt qu'à elle ou lui. Ou eux. Comme si la
chose était honteuse. Comme si on allait vous juger, vous dédaigner, vous
bannir, vous exclure. Vous oublier. Comme si votre rapport aux autres allait
s'en trouver altéré, abîmé, dégradé. Vous jugerez cela idiot. Mais vous êtes
idiot des fois.
La
chose deviendra dès lors un secret. Pas très bien gardé puisque pas pour tout
le monde. De la part de ceux qui seront dans le secret, vous aurez droit à
tout: apathie, empathie, silences, sourires, main sur la main, encouragements,
accolades, analyses, commentaires, compassion, comparaisons. En fait, cela fera
très vite beaucoup de monde et, inévitablement, vous n'aurez pas toujours choisi
les bonnes personnes.
11.
Devenir
ours.
Déjeuner
d'herbes, broussailles, faines, glands, tubercules.
Compléter
de fraises, framboises, mûres et myrtilles.
Les
jours de fête, de mulots, de brebis ou de chevreuils.
Prendre
du poids pour l'hiver et vivre sur ses réserves de graisse.
Choisir
un territoire. Chercher une tanière. Choisir sa tanière.
12.
Désormais.
Certains dans votre entourage, impressionnés, impressionnables, n'oseront plus
vous en parler de cette chose. Ils vous parleront d'un tas d'autres choses mais
pas celle-là. Vous vous en étonnerez mais que pourrez-vous y faire sinon
constater. Il vous arrivera bien d'espérer que ces mêmes personnes finissent
par oser s'inquiéter de la chose. De son état, son développement, sa
progression, ses conséquences, son sens même. Cela vous arrivera.
Vous
aurez aussi le sentiment que certains vous parlent moins ou, carrément, vous
voient moins depuis la révélation de la chose. Que la chose a, en quelque
sorte, créé une distance entre vous, instauré un éloignement qui se confirmera
avec le temps.
Et
vous vous demanderez les soirs de vent: pourquoi justement eux, pourquoi
justement maintenant, pourquoi.
13.
Riri,
Fifi et Loulou sont attachés à une chaise. Impossible de se dégager, le lien
est un colson. On ne défait pas un colson. On le coupe avec une pince ou un
cutter.
Devenir
ours.
Oncle
Picsou, après avoir bien ri de les voir incrédules et démunis, consent à les
détacher. "A la douche!"
Etre
lourd et rapide et agile.
14.
Désormais.
Vous trouverez totalement indélicat le fait que quelques uns se plaignent de
menus détails (à vos yeux, n'est-ce pas, laissons à chacun le droit de
s'embourber dans ses angoisses), se lamentent d'autres choses qu'ils trouvent
encombrantes et qui vous paraîtront si petitement ridicules, anodines, futiles.
Vous en ressentirez une envie assez radicale de les virer de votre répertoire.
Mais vous serez tolérant et, au bout du compte, parce que vous êtes empathique,
vous en viendrez à leur prêter une oreille attentive. Vous en oublierez
éventuellement la chose qui vous occupe pour vous occuper des choses des
autres. Eventuellement.
15.
Oncle
Picsou enlève son training. Ses trois neveux sont déjà sous la douche. L'eau
délave ces couleurs sommaires. Tout d'un coup, Picsou entre et dit : "Vous
voulez vous rincer?". Un oui choral. Trois fois oui. L'ogre leur fait pipi
dessus.
Etre
mal léché. Etre en peluche. Etre en cage.
A
la police, nos trois petits amis diront: " On dit 'arrête' et il continue
jusque quand il a fini."
Etre
Teddy, Winnie et Baloo.
16.
Désormais.
Vous ferez des jeux de mots débiles et des plaisanteries douteuses, ce que l'on
appelle de l'humour... Vous ferez mine de prendre la chose par-dessus la jambe.
Vous vous présenterez en vainqueur assuré de la chose. Vous serez un
gladiateur, un agent spécial au service du combat éternel contre la chose. Vous
serez un titan, une machine de guerre, un dieu. Vous serez immortel.
17.
L'inspecteur
demande ce que Picsou répond.
Etre
adoucissant pour le linge.
"Rien"
sera la réponse.
Etre
surnommé "le père", "le seigneur", "le vieil
homme".
18.
Enfin.
Il y aura des soirs où vous aurez envie de hurler que cette chose vous emmerde,
vous pompe, vous épuise, vous écrase, vous assomme, vous domine, vous lamine,
vous paralyse, vous tétanise, vous foudroie. Pas la chose elle-même. Juste la
pensée de la chose. Le fait de penser à l'existence de la chose. A sa présence.
Aux photos, aux analyses, aux chiffres, aux graphiques.
Vous
aurez envie de prendre la chose, de la coller au mur, de la tenir sauvagement,
de l'insulter, de la rabaisser, de la baiser, de la pulvériser, de l'humilier.
Vous aurez envie de sortir ce qu'il y a de plus veule, de plus violent, de plus
destructeur en vous. Simplement pour lutter à armes égales.
Car
vous aurez compris que la chose risque bien de grandir, de vivre sa vie
indépendamment de votre volonté. D'ailleurs, vous a-t-elle demandé votre avis
avant de s'installer comme ça, sans crier gare? Non. Il est probable que, selon
le même principe, la chose ne s'inquiète pas une seconde de votre état d'esprit
(ne parlons même pas d'émotion) si elle venait à occuper plus de terrain dans
votre vie. En ces temps d'individualisme forcené, vous ne voudriez tout de même
pas que la chose se soucie un instant des effets et dommages que sa venue
inopinée occasionne. Quoi encore?!
Vous
ne voudriez pas qu'en plus, la chose vous informe du calendrier de son projet
colonisateur! Vous verrez bien! Merde! On compte sur vous pour vous adapter et
réagir en conséquence. L'imprévisible est source de bonheur, rappelez-vous ça!
De bonheur et de jouissance!
19.
Une
caméra enregistre cette réponse. Elle sera consignée dans un rapport
d'expertise. Picsou ne sera jamais inquiété. Et gardera ces immondes couleurs.
20.
Enfin.
Il arrivera un soir (de pluie, de vent ou de quoi que ce soit) où vous aurez
terriblement besoin de parler de cette chose. Et que personne (bien ou mal
choisi) ne soit là. C'est pour cette raison que vous vous resservirez un verre
de vin.
A
la santé de la chose.