samedi 23 octobre 2021

Journal jusqu'au jour où... 21

 



 

« Et puis la vieille Yvonne devenait difficile à soigner. Sa pauvre tête s’en allait, elle se fâchait maintenant, disait des méchancetés et des injures ; une fois ou deux par semaine, cela la prenait, comme les enfants à propos de rien. »

            

Pêcheur d’Islande - Pierre Loti

 

 

Elle n’a pas dit deux mots qu’un soupir fuse et colore l’heure et demie qu’on va passer ensemble. Pas ensemble. Pas vraiment ensemble. Elle dans sa réalité de plus en plus étriquée, apeurée, épuisée. Moi dans un effroi de plus en plus oppressant. Le petit-fils lui, dans l’amour et le respect pour sa grand-mère sans doute. Il ne dit rien. Il restera factuel quand je lui en parlerai au retour. Dépression est son mot pour qualifier l’état de sa grand-mère. De pire en pire en vieillissant est sa précision. Protection.

Elle s’avance voûtée, embrasse son petit-fils, traîne son corps vers la cuisine où nous venons de déposer plusieurs sacs de courses. Elle déplore je ne sais quoi à propos de je ne sais qui. Je n’écoute pas, mes vertèbres se taisent de douleur. Une heure trente à arpenter deux grandes surfaces ont eu raison de mes nerfs et de mes lombalgies si fraternelles. Voyant que je peine à me relever après m’être penché pour extraire un cubi de vin rouge d’un grand sac, elle s’étonnera de ce mal au dos 

depuis quand tu as ça

depuis quarante ans

Je lui rappelle les kinés que je fréquentais déjà à la fin de mon adolescence, dont un qui me mettait des plaques chauffantes sur les reins. Je lui rappelle que j’ai été réformé au service militaire pour un ensemble de problèmes au dos. Elle reconnaît qu’elle a oublié et très vite, alors qu’elle range une bouteille de vin blanc dans le frigo, elle dit

je bois pas beaucoup - je suis jamais soûle - mais j’aimerais me soûler - j’en ai vraiment ras-le-bol

Elle a 85 ans, ses cheveux tombent dans ses yeux désormais, et elle redit qu’elle en a ras-le-bol, le regard affalé sur les trois bouteilles de vin blanc.

Après, il faudra reprendre sa journée, reconduire le fils, se concentrer en répétition, répondre à des mails, écrire une ébauche de texte pour une revue québécoise.

Après, on se demandera une fois de plus

pourquoi vieillir si c’est pour vieillir comme ça - dans une telle tristesse - une telle détestation de sa vie - une telle peur du moindre papier – une telle crainte de payer un produit cinquante centimes plus cher dans telle grande surface - une telle incompréhension des paramètres ivres de ce monde où tout change avant d’avoir existé – pourquoi vieillir si c’est pour vieillir comme ça

J’aurai perdu beaucoup d’énergie comme chaque fois à lui dire

prends une femme de ménage – ne fais pas ça toute seule – pourquoi nettoyer le sol d’un garage qui ne t’appartient pas – non toutes les femmes de ménage ne sont pas des voleuses – non les chiffres sur ta prise de sang n’ont rien de dangereux – les valeurs sont là à titre de repères – ton médecin ne t’a pas rappelée parce qu’il n’y a rien d’inquiétant au contraire – moi aussi j’ai trop de cholestérol – oui je vais faire les paiements en rentrant non je ne les oublierai pas – non – oui – non – je ne sais pas – allège-toi la vie - repose-toi – fais des siestes

et d’autres choses que je ne dirai pas, qui n’auraient eu aucun effet, seraient restées lettre morte. Elle s’est énervée en lançant un

tu es têtu !

Elle a raison, je vais arrêter de suggérer, de proposer. Il n’y a pas un exemple dans l’histoire longue de nos incompréhensions où mon avis ait pu avoir un effet quelconque sur son comportement, ses choix, son humeur, son état. Sa dépression interminable.

Je suis reparti avec une question, toujours la même : d’où vient qu’en vieillissant, certaines personnes soient gagnées par une agressivité permanente à l’égard de tout et de tous ? Est-ce que sentir que la vie se fatigue nous entraîne dans une rage si folle, si extrême que la seule solution pour tenir encore soit de maudire jusqu’à la moindre parcelle tout ce qui constitue le vivant autour de nous ? Qui nous survivra, le salaud.

Dans la voiture, j’ai dit à mon fils que je ne souhaitais pas - pour elle - qu’elle vive encore longtemps. Il n’a pas bronché. Peut-être choqué. Peut-être pas. Parler ainsi de sa mère. Est-ce parler pour soi ? Dans la semaine déjà, évoquant les mauvaises perspectives que m’offre ce dos qui m’accompagne comme un cadeau empoisonné depuis le début et les problèmes de mobilité qui vont apparaître tôt, je lui disais que vieillir impotent, je ne le voudrais pas. Là non plus, il n’avait rien dit. J’ai blagué sur la vacuité de mon testament auquel je devais penser sans tarder. Ça ne l’a pas fait rire. Et en fait, moi non plus.

Un jour, il faudra bien que je lui raconte, à lui et à son frère, d’où vient que ce dos ait été brisé dans l’enfance.



 

18 commentaires:

  1. Bouleversant. Moi aussi j'ai souhaité l'arrêt des souffrances pour ma mère. Elle ne se plaignait jamais pourtant, mais elle vivait dans la tristesse infinie, et moi, je m'épuisais à injecter un peu de... mots, vie, sourire, je ne sais pas, je ne savais jamais comment faire, que faire.

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    1. Merci Felicia. Oui, que faire? Quand rien n'y fait. Que la tristesse envahit chaque seconde de la vie. Pour elle(s), pour nous face à cela. Merci pour la lecture.

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  2. J'y reconnais bien les moments passés avec ma belle maman de 88 ans. Surtout dans les répétitions récurrentes à chaque visite" oui, les factures sont payées, oui, on s'est occupés de la mutuelle, oui, tout est en ordre il ne faut plus vous inquiéter..., bien sûr que vous avez les moyens d'aller chez le coiffeur.." Des angoisses à calmer, jour après jour. Par contre, pas d'agressivité de sa part. Et la question qu'on se pose après chaque visite " et nous, quelle vieillesse nous attend? " Un infirmier de la maison de repos de ma tante m'avait expliqué, alors que je voulais excuser les paroles blessantes qu'elle venait de lui asséner, qu'en vieillissant, les gens perdent la notion de " filtre social", et disent cash ce qu'ils pensent. Et sans pincettes! D'après un philosophe que j'ai écouté hier, les hommes - et les femmes-ont plus peur des regrets que de la mort. Peut-être les regrets sont-ils source d'agressivité vis à vis de ceux qui ont encore de la vie devant eux et le temps de ne pas s'en créer ? Vaste sujet que celui de la vieillesse et de la fin de vie! ;-) Et comment apaiser? Courage pour ton dos...

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    1. Oui, ce "filtre social" c'est un peu comme les enfants. Entre enfance et vieillesse, notre vie n'est peut-être qu'une gigantesque autocensure... "Les regrets" oui, Souchon les a bien chantés
      Je connais plusieurs Myriam... donc un peu de mystère sur qui a laissé ce commentaire...

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  3. Très beau texte Claude! J'y retrouve mon père à bien des égards... la peur des autres, surtout de ses proches parfois, l'agressivité, la rigidité aussi, et le questionnement d'une vieillesse si vaine lorsqu'elle est vécue de cette façon...

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  4. Oh... il faudrait se poser dans un bon fauteuil doux et prendre le temps, le temps des colères sans fin des parents, et celui des silences vertigineux, et le temps des dos brisés et de parler aux enfants pour alléger leur lot, les liberer

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    1. Merci. Je ne sais pas de quelle Catherine il s'agit mais merci de la lecture.

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  5. Ah, cher Claude, qui dit si bien ce qu'on est plus que quelques-uns à vivre. Merci pour cet écho à ce que je ressens, la terreur de vieillir comme nos mamans. Je me permets tout de même un tuyau : la mienne, dépressive chronique, a récupéré des moments de tranquillité grâce à un médicament prescrit par un gérontopsychiatre. Ça a changé mon quotidien à moi. Si d'aventure, tu pouvais lui vendre cette suggestion...

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    1. Peut-être une piste... mais, comme pour tout, une piste simple se transforme souvent en falaise abrupte. Merci Bérénice.

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  6. Envie de dire ceci : pour que la dépression puisse s'éteindre un jour, elle doit pouvoir exister, faire son temps, être légitime. S'y opposer, la confronter, c'est lui donner de la force et des années supplémentaires.

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    1. Certes. Elle est dépressive de naissance je pense. Merci pour la lecture Annick.

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    2. Pensée. Et force à vous deux. Vous trois même.

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  7. Annick a tellement raison, si universel, ton texte. Je dis souvent merci après avoir lu un texte, alors pour le tien, ce sera double merci. J'ai lu ce texte comme une fiction totale. Ce personnage accompagné de son fils et leur visite à la mère très âgée, à cause du parti pris de l'auteur, la disposition du texte, la répétition de si c'est pour veillir comme ça, les sacs de courses, leur contenu, queques rares mots de la mère et ça suffit à ce qu'on soit au coeur de la scène, du problème. Ce court qui suffit à tout expliquer et pour clore ce texte bref, la promesse d'un jour raconter plus. Vraiment, très envieuse de ce talent et de ce texte, quand écrire la mère pour moi, longtemps central. Merci.

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    1. Merci Anne. Ce texte a été tourné dans tous les sens avant de trouver sa forme. Sa distance. Pour moi aussi, je dirais même écrire les mères (un projet).

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