samedi 9 avril 2022

Journal jusqu'au jour où... 22

 





Le fait que tu t’appuies sur ton caddie bleu, le fait que je t’ai acheté ce caddie bleu à Ostende le mois dernier, le fait que tu t’en sers comme canne donc plus besoin de prendre ton autre canne que d’ailleurs tu ne prenais que rarement, on a sa fierté, le fait que je te regarde aller vers le magasin à petits pas fragiles, le fait que tu as juste voulu que je te dépose, le fait que tu m’as regardé remonter dans ma voiture après t’avoir aidée à en sortir, le fait que tu as dit dans l’ascenseur je ne tiens plus sur mes quilles, le fait que c’est de pire en pire, le fait que tu l’as dit toi-même c’est de pire en pire, le fait que tu ne vas plus chez le coiffeur ni qu’aucun coiffeur ne vient chez toi, le fait que ton ancien coiffeur tu n’aimais pas son assistante, elle était brusque selon toi, le fait que tes cheveux tombent informes sur ton front tes oreilles ton cou, malgré le fait que tu dis passer du temps à les laver, c’est fatiguant, pour tenter de les mettre en forme mais le fait que tu es trop fatiguée, que tu ne sais pas te faire une mis en plis toute seule, le fait que marchant penchée les cheveux épars devant les yeux, marmonnant quelque chose que tu crois que j’entends, tu as l’air d’une vieille folle qui va s’effondrer, le fait que je sais que tu vas y passer un temps fou dans ce magasin à lire les ingrédients de chaque produit que tu vas acheter, le fait que tu vas traquer l’huile de palme, ils l’ont dit à la télévision que l’huile de palme c’est mauvais donc qu’on doit acheter des produits sans huile de palme, le fait que tu vas détailler chaque E suivi de trois chiffres car tu les connais presque par cœur ces E suivis de trois chiffres, leur nocivité leur dangerosité, le fait que quand tu vas devoir payer à la caisse, le fait que tu vas fouiller dans ton sac à la recherche de ton portefeuille, le fait que tu essaieras de dissimuler le contenu de ce portefeuille pour que les clients suivants ne puissent voir si tu as de l’argent, le fait que tu vas demander à la caissière si tu peux payer une partie en carte bancaire plus une partie, oh juste quelques cents, avec les pièces de vingt ou cinquante cents dont tu souhaites te débarrasser, le fait que tu trébucheras légèrement en sortant parce que ton caddy à peine chargé de trois produits ne sera pas assez stable pour que tu t’y appuies en toute sécurité, le fait qu’une jeune homme à la peau noire t’aidera à ne pas vaciller puis chuter, comme tu as chuté il y a un an et demi, occasionnant sur tout ton corps des ecchymoses impressionnantes, entraînant sur ta peau des zones d’un noir profond dont tu as mis des mois à te remettre, le fait que tu me raconteras dans quelques jours qu’un jeune homme étranger, un noir mais très gentil, t’a aidée au moment où tu risquais de tomber, le fait que tu marcheras lentement jusque chez toi, t’arrêtant à la pharmacie qui probablement sera fermée entre l’heure du midi, le fait que tu regarderas les heures d’ouverture de chaque jour sur l’affichette malgré que les heures d’ouvertures soient les mêmes sauf c’est vrai le samedi, le fait que tu rentreras dans ton immeuble par les garages avec cette porte trop lourde pour être poussée facilement par une vieille femme de 86 ans avec un sac à main plus un caddie, le fait qu’en te dirigeant vers l’ascenseur tu croiseras ton frère d’un an plus âgé avec un masque car il a eu le Covid la semaine dernière, mais pas de fièvre, le fait que vous vous retrouviez à vos âges dans ces couloirs qui jouxtent les caves comme des enfants égarés dans un monde clos, celui d’un immeuble où vous cohabitez depuis 25 ans, le fait qu’en rentrant dans ton appartement tu enlèveras avant toute chose tes bottines parce que tu as mal aux petits doigts de pieds auxquels les soins de la pédicure n’ont rien pu faire, le fait que tu déposeras le ticket de caisse des courses sur la grande table de salle à manger jonchée de tickets en tous genres, courriers usuels de la banque, promotions de chez Aldi, futurs bulletins de virement à remplir avant mon prochain passage, pour la télédistribution, les taxes d’environnement ou le soutien à un organisme d’aide aux enfants des pauvres, le fait que ayant enchaîné à ton âge, avec ta fatigue, ton accident, tes peurs en pagaille, toutes les épreuves d’une journée aussi morne que les autres, tu me rappelles les journées éprouvantes de mon père où perclus de fatigue, de sénilité galopante, de peurs en pagaille, il errait dans les escaliers de son immeuble jusqu’à ce qu’un voisin le croise, hagard, le pantalon tombant sur les chevilles ou parfois sans pantalon, le fait qu’il soit mort à 86 ans, l’âge qui est le tien actuellement, le fait que tu me parles de ta mort prochaine, de toutes ces armoires qu’il te faut vider, trier, donner mais à qui, vendre mais à qui, pour que je n’aie pas trop à trier, vider, donner, vendre mais à qui, le fait que je vous voie tous deux hagards à 24 ans de distance, affolés, perclus, le corps de plus en plus plié, le cœur de plus en plus décharné, le fait que les 24 ans de différence qui vous séparaient quand vous vous êtes rencontrés se rappellent à moi aujourd’hui que tu as atteint l’âge de sa mort à lui il y a 24 ans, le fait que où serai-je moi dans 24 ans, comment serai-je moi dans 24 ans, serai-je affolé, perclus, décharné, sénile, avec mes peurs en pagaille, le fait qu’attendre 24 ans pour qu’on me regarde errer dans une cage d’escaliers ou devant la vitrine d’une pharmacie ou devant l’accumulation de tickets de caisse ou de factures à payer ou de notices de médicaments ou simplement

attendant fixe, mutique, livide, qu’on vienne me visiter, n’importe qui, un voisin, un fils, un chat,

 

le fait que j'aurai sans doute fini par hériter de ce caddie bleu  

 

le fait qu’on peut ne pas souhaiter en arriver là et un jour décider pour soi sans attendre une prochaine visite hypothétique

 

 

 

 

« Le fait que… » forme empruntée au livre de Lucy Ellmann Les Lionnes aux Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Claro


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