Vous êtes assis à une table ronde. Vous êtes accompagnés de vos proches, famille ou amis. Vous êtes en vacances. Vous dînez dans la salle de restaurant d'un hôtel situé au coeur d'un vieux village provençal. L'ambiance est feutrée, tamisée grâce aux éclairages discrets. Les pierres de la vieille bâtisse vous entourent de douceur et de sérénité. Vous entendez des rires à une autre table, des couverts qui rencontrent des assiettes juste à côté, du vin que l'on sert ci et là. Sans doute diffuse-t-on une musique douce dans les hauts-parleurs aux quatre coins de la salle. La soirée est des plus agréables. La journée a été chaude mais les murs épais de la demeure offrent une fraîcheur bienvenue en cette soirée estivale.
Tout va bien donc en cet été 1979. A la table du fond, à côté du couloir qui mène à la réception, vous remarquez un homme, une femme et un adolescent. Ce pourrait être un couple avec son enfant. Rien n'est moins sûr. L'homme paraît sensiblement plus agé que la femme. Ce pourrait être un grand-père avec sa fille et son petit-fils. Peu vous importe dans le fond. Ce que vous remarquez, c'est que le réceptionniste de l'hôtel fait son entrée en croisant un garçon qui vient de servir les plats à cette table. Le réceptionniste se penche vers la femme et l'informe qu'on la demande au téléphone. La femme, après avoir dit "moi?", pose sa serviette, se lève pour suivre le réceptionniste. L'adolescent commence à manger mais pas son père ou son grand-père. Vous observez que celui-ci a suivi des yeux le mouvement de la femme puis a regardé l'adolescent puis a pris ses couverts puis a coupé la viande mais n'a pas encore avalé la première bouchée.
Quelques minutes s'écoulent pendant lesquelles l'homme se sera mis à manger lui aussi, l'adolescent aura presque fini son assiette et la chaise de la femme sera demeurée vide. Alors que vous finissez vous aussi le plat principal, vous voyez la femme revenir, s'asseoir et manger à son tour. Vous constatez qu'aucune parole n'est échangée. L'homme ne termine pas son assiette. Peut-être que quelques mots finissent par être prononcés entre l'homme et la femme. Peut-être parlent-ils du drame qui a endeuillé la famille trois mois plus tôt, la perte d'une enfant, oh pas leur fille, mais celle de la marraine de l'adolescent, la soeur de la femme. Ou peut-être n'est-ce pas cela le sujet de la conversation car on l'aborde rarement ce drame qui a laissé la soeur et le beau-frère de la femme étranglés par une douleur inconcevable. Vous avez quant à vous commandé des desserts et une nouvelle bouteille de vin. La soirée est des plus agréables vraiment.
Ce que vous ne verrez pas en revanche, ni n'entendrez, ce sont les paroles échangées quelques années plus tard entre l'homme et l'adolescent devenu jeune adulte. Ces mots sont approximativement ceux-ci "tu te souviens dans la salle de restaurant de l'hôtel à Saint-Nazaire-le-Désert, quand on est venu chercher ta mère parce que quelqu'un la demandait au téléphone, eh bien, c'était lui, déjà, je savais très bien que c'était lui".
Qu'a pu répondre le jeune adulte à son père qu'on prenait parfois pour son grand-père? Vous ne le saurez jamais et le jeune adulte, lui, ne s'en souvient plus. A-t-il seulement dit quoi que ce soit? Il se souvient juste des yeux embués de son père et du silence qui a suivi. Et encore, en est-il vraiment sûr?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire