Chère Martine,
J'ai appris en juillet votre décès. Sur le coup, bien que nous ne nous soyons vus qu'une seule fois en 40 ans, j'ai encaissé le coup, comme si vous aviez été une proche parente. Peut-être pas le jour-même de la nouvelle mais dans les jours qui ont suivi, vous m'avez manqué. J'ai réalisé que nous n'aurions pas de seconde entrevue après celle de mars 2022. J'avais encore des questions à vous poser, des éclaircissements à recevoir sur cette période de mon enfance où nous nous étions fréquentés.
Je me souviens de votre surprise au téléphone, lorsqu'en février dernier, après avoir trouvé votre numéro fixe sur Internet tout simplement, je vous ai appelée en me présentant par mon nom. Nom qui a provoqué un long silence au bout du fil, bien compréhensible, je devais avoir 11 ou 12 ans la dernière fois que je vous ai vue - ou peut-être 14, tout cela est flou et le restera. Après cet instant de flottement, vous m'aviez demandé l'objet de mon appel. Emu de mon côté d'entendre votre voix, étonné de vous joindre aussi facilement, j'avais eu besoin de ce silence pour rassembler mes palpitations et tenter d'expliquer le plus clairement ma démarche. Je vous avais dit, je crois, que depuis plusieurs mois, suite à l'accident de ma mère à 84 ans - une chute qui allait la précipiter vers une diminution considérable de ses facultés physiques et mentales - j'éprouvais le besoin d'éclaircir des pans entiers de mon enfance et de mon adolescence, quasiment effacés de ma mémoire. Ma mère m'ayant confié des centaines de photos de cette période, photos qu'elle avait affirmé pendant longtemps ne pas posséder mais subitement apparues après l'accident, j'étais tombé sur plusieurs clichés de vous lors de votre mariage avec Philippe, mon demi-frère et notamment une photo où je suis sur vos genoux face à votre magnifique sourire.
J'avais senti au ton de votre voix et au rythme lent de vos mots que mon appel vous secouait - je croyais savoir que ce mariage avec Philippe s'était soldé par un divorce violent pour vous - et vos paroles ne disaient rien d'autre qu'une grande réticence à revenir sur cette période de votre vie en en parlant avec moi. Et pourtant, après quelques minutes d'un échange à la fois respectueux et tendu, vous aviez accepté que nous nous rencontriions un jour prochain, si possible chez vous car vous aviez des difficultés à vous déplacer suite à une récente opération à la hanche ou au genoux, je ne sais plus. En raccrochant, j'avais été obligé de m'asseoir, chamboulé à l'idée que oui, vous aviez décroché, parlé avec moi et au final, accepté de me recevoir.
Et au jour convenu, je me suis présenté à votre adresse, très impressionné à l'idée de vous revoir après plus de 40 ans, impressionné aussi de rencontrer la femme politique que vous aviez été, première femme à occuper le poste de bourgmestre faisant fonction à Saint-Gilles pendant 7 années. Après avoir sonné, j'ai attendu un long moment avant que la porte s'ouvre, en tout cas suffisamment long que pour me redonner des palpitations. Certes, je vous avais vue dans un reportage à la télévision ainsi que des photos de vous dans la presse. Je connaissais donc votre visage de femme de plus de 70 ans aujourd'hui. Il n'empêche, ma mémoire en voie de reconstruction, à force de regarder les photos de votre mariage, de décortiquer le visage de Philippe, le vôtre, celui de mon père mais aussi le mien, avait imprimé en moi vos traits de jeune mariée rayonnante.
Vous avez ouvert la porte, nous nous sommes dit bonjour et vous m'avez proposé d'entrer. Vous avez ajouté c'est par là pour m'indiquer le salon. J'ai noté de suite que vous marchiez difficilement et lorsque vous vous êtes assise en face de moi sur le canapé, vous avez poussé un long soupir de soulagment. D'ailleurs, il me semble que vous avez d'emblée fait une allusion à ces soucis de santé et à une opération toute récente. J'avoue que mes palpitations ne s'étaient pas calmées et que j'avais du mal à réaliser que j'étais enfin face à vous, après avoir songé durant tant d'années à prendre contact mais sans avoir jamais franchi le pas. Si j'avais tant tardé, c'est probablement que votre carrière politique vous rendait inatteignable. Idée idiote sans doute alors que votre numéro de téléphone était dans l'annuaire en ligne.
Dès le début, vous vous êtes intéressée à moi, à mon parcours professionnel - vous aviez fait quelques recherches sur Internet apparemment - affirmant que vous aviez un peu suivi ce parcours théâtral, de loin en loin. Vous aviez entendu parler de moi, vous ne saviez plus bien où, dans quelle émission ou journal ni dans quel théâtre mais enfin, vous saviez que le théâtre était mon métier. Il était étrange pour moi de vous vouvoyer alors que 40 ans auparavant, je crois que je vous tutoyais. Mais c'était alors l'énergie de l'enfant heureux d'aller dans votre grande maison de Ganshoren les mercredis après-midi, recevant votre sourire, votre gentillesse et les goûters qui accompagnaient ces moments heureux. Les temps avaient changé, vous étiez une dame d'âge respectable et moi un quinquagénaire en route vers la décennie suivante. Une bonne quinzaine d'années nous séparaient depuis toujours et les 40 ou 45 écoulées imposaient maintenant ce vouvoiement.
La conversation, après de nombreux détours par l'état de santé de ma mère - le décès de vos parents bien des années auparavant - votre carrière politique et la dureté de ce milieu d'hommes - a fini par se poser sur votre ex-mari, mon demi-frère, Philippe, celui que je n'ai vu qu'une fois en 40 ans, quelques semaines avant la mort de son père, mon père. Vous n'avez pas caché le calvaire que fut cet épisode de votre vie, l'espoir dans lequel votre mari vous a longtemps tenu d'être maman, l'épreuve sans fin que fut le divorce et les dettes carabinées qu'il vous a laissées du fait de ses dépenses excessives. Vous avez reconnu qu'il vous avait fallu de longues années pour vous en remettre et qu'en parler comme vous le faisiez pour répondre à mes questions vous coûtait. L'image que je recevais de ce demi-frère fantôme, qui avait refusé de se rendre au chevet de son père mourant et n'avait jamais répondu aux quelques sms que je lui avais envoyés, cette image s'assombrissait encore.
Puis, au détour d'une phrase, vous m'avez tutoyé, je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte. J'ai cru un instant que vous reviendriez en arrière très vite, consciente qu'il nous fallait garder la marque du temps écoulé, et pourtant, non, vous avez continué à me tutoyer. De mon côté, il m'a fallu encore quelques phrases avant d'oser un tu prudent auquel j'ai aussitôt collé un vous permettez que je vous tutoie assez cocasse. Vous avez répondu oui et le reste de cette rencontre s'est déroulé dans une chaleur certaine, une décontraction rassurante. Puis, constatant que deux heures étaient passées, j'ai pris congé de vous en vous remerciant plusieurs fois de votre accueil, de vos mots, des éclaircissements que j'avais reçus à certaines de mes questions. Vous m'avez dit être fatiguée mais heureuse de cet échange et vous avez ajouté sur le pas de la porte que, si je le souhaitais, nous pourrions nous revoir.
Seulement voilà. Nous ne le pourrons pas. Nous revoir. Echanger. Je n'aurai jamais d'autres réponses à d'autres questions apparues. Car lorsqu'une question naît et trouve une partie de sa réponse, aussitôt en apparaît une autre et la quête de réponse s'en trouve relancée.
Chère Martine, votre chaleur, votre humanité, ton tutoiement vont me manquer.
Claude
Emouvant, secouant ! Apparemment toutes les familles ont leurs blessures, leurs larmes et leurs regrets .... Comme tout cela est bien dit avec pudeur et respect .... Dans
RépondreSupprimertout cela je ressens de l'amour en filigrane .