jeudi 16 février 2023

Journal jusqu'au jour où... / 35




 

Je peux vous déranger cinq minutes / Oui bien sûr je suis disponible / Merci je suis le pyschologue et je voudrais vous parler de votre maman qui est ici depuis une semaine donc / Oui / Voilà je me suis entretenu avec elle plusieurs fois depuis le début de la semaine et je voulais voir avec vous si vous aviez des précisions ou des éclaircissements sur certains points qui semblent parfois un peu confus dans ses réponses / Oui oui je comprends dites-moi / Voilà... 

On parlera presque une heure trente. On abordera tellement de sujets. Il avancera prudemment dans ses questions, avec tact. Il dira ce qu'elle dit de sa propre situation, pourquoi elle est là, depuis quand, comment elle se sent. Non non je ne tombe jamais. Oui oui je fais tout toute seule chez moi, le ménage, la cuisine. Non non je n'ai pas de problème d'équilibre sauf depuis que je suis à l'hôpital. Oui oui je me sentais mieux avant d'être ici. Non non la nourriture n'est pas bonne. Oui oui je prends mes médicaments toute seule. Non non mon mari est mort d'un coup il y a longtemps. Oui oui c'est mon fils qui fait les courses mais je vais parfois seule au magasin. Non non ça va très bien pour marcher. Oui oui je vivais avec mon mari mais il ne voulait pas aller chez le médecin alors il est mort d'un coup dans la cuisine. Non non c'est mon fils qui s'occupe des paiements. Oui oui deux petits enfants. Non non je ne sais pas s'ils sont en ménage. Oui oui. Non non. 

Les questions s'enchaînent au téléphone. Il a l'impression qu'elle est confuse, semble mélanger les événements de sa vie, ne maîtrise plus la chronologie de ces événements. Elle se déplace depuis deux jours avec un déambulateur. Quand il lui demandé pourquoi, si ça l'aidait, elle a répondu qu'elle l'avait vu dans le couloir et qu'elle avait essayé et trouvait ça plus facile et voilà. 

A chaque question qu'il me pose, se déclenche en moi une série de détails que je lui partage en répétant souvent que c'est subjectif - qu'il m'en excuse, des impressions, des petites choses que j'avais remarquées. Peu à peu, je lâche prise et j'aborde des souvenirs qui remontent à l'adolescence. Oui je crois qu'elle n'est pas heureuse de vivre, qu'elle ne l'a jamais été. Je raconte les disputes conjugales. Je précise que ce n'est pas son mari qui est mort brutalement mais son compagnon décédé il y a vingt ans tout pile. Son mari, mon père, dont elle était séparée depuis 84, est mort d'un cancer généralisé, doublé d'une démence fulgurante à 86 ans en 98. 

Le psychologue semble embarassé à l'autre bout du fil. Il hasarde une autre question. Mais dites-moi il y a une grande différence d'âge entre vos parents / Oui 24 ans / Ah oui. (Silence / Oui aujourd'hui, mon père aurait presque 110 ans.

Après on abordera encore la question des tendances suicidaires / Oui elle a souvent dit depuis plusieurs années qu'elle en avait marre de vivre mais non elle n'a jamais suggéré qu'elle pourrait passer à l'acte / La question des médicaments / Oui elle prend des somnifères depuis des années / La question de l'alcool / Oui ces derniers mois je crois qu'elle s'est mise à boire plus le soir, en tout cas j'emportais chaque semaine plus de bouteilles à la bulle à verre, bouteilles que j'avais moi-même apportées la semaine précédente.

Il dira aussi ce qu'ils comptent mettre en place dans les jours à venir, tests cognitifs, exercices moteurs, autres entretiens avec elle. Il dira qu'ils font une réunion hebdomadaire pour évaluer... l'évolution. Et à la fin de l'entretien, il me demandera 

et vous qu'est-ce que vous imaginez pour votre maman vous croyez qu'elle pourrait se débrouiller seule vous vous êtes renseigné sur des maisons de retraite vous pensez qu'elle accepterait de recevoir des aides ménagères chez elle 

je ne sais pas  oui je me suis renseigné  non je ne sais pas comment on va payer ça  oui elle est parfois agressive non elle ne voudra jamais donner la clé de son appartement à quelqu'un d'autre que moi  oui c'est compliqué je sature non je ne peux pas continuer à gérer ça seul

on dira encore d'autres choses lui et moi mais je ne sais plus quoi, à un moment donné mon cerveau a explosé, je crois que mon système limbique a commencé à partir en choucroute et je me suis excusé mais je n'arrivais plus à parler , j'avais devant moi la brochure de la pièce dont les répétitions commencent demain, je l'ai refermée,  plus capable de rien sauf regarder la mésange charbonnière qui s'est installée dans le cour quelques secondes

tiens on m'a dit que vous aviez fait une animation dans notre établissement il y a quelques années, vous êtes acteur

ça m'est arrivé oui effectivement, je jouais des situations avec des employé.e.s, infirmières, aide-soignants, etc, pour leur apprendre à gérer l'agressivité de certains membres des familles de patients 

ah oui ça devait être intéressant 

je crois 

merci monsieur d'avoir donné de votre temps 

c'est moi qui vous remercie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire