On va écrire tous les jours. Un vrai journal. On va tenter. Ecrire ce qui s'est dit. Ce qui s'est fait. Ce qui ne s'est pas dit. Ecrire ce qu'on met déjà dans des caisses. Ecrire le regard qui se balade sur chaque objet, chaque tableau, chaque lampe, chaque tiroir. Ecrire ce qu'on voudrait jeter mais qui doit se jeter aux encombrants. Mais quand? Quand la décision? Quand l'action? Ecrire les contacts pris avec le brocanteur qui viendra faire un devis. A prendre ou à laisser et qu'on prendra évidemment. On n'a pas le temps ni la place. Ecrire les quelques caisses qui ont déjà changé d'appartement. Des livres. Qui finiront à la déchetterie. Ecrire que moi qui vis au milieu des livres, je vais jeter des livres. Des livres illisibles, désuets.
On va écrire les nouvelles qu'il faut donner à l'oncle, au cousin, à une amie. Ecrire qu'on va taire ce qui déjà se prépare. Le pratico-pratique, les factures encore à payer, le loyer qui vient d'être indexé après dix ans avec effet rétroactif comme un signal qu'il faut partir, comme un coup de pied au cul des propriétaires qui t'ont tant méprisée. Ecrire qu'on irait bien leur foutre sur la gueule à ces rapaces. Ecrire que ces rapaces, c'est en fait la famille de ton compagnon mort il y a 20 ans et combien c'est absurde et douloureux d'être restée dans cet appartement avec bail à vie mais emmerdements et pressions à vie aussi.
On va écrire tous les jours. Ecrire ce que tu ne liras jamais. Ecrire que tu ne sais pas que j'écris sur toi depuis ton accident. Que tu ne sais pas ce que c'est qu'écrire, à part une liste de courses, des mémos, des cartes de voeux ou d'anniversaire. Ecrire que tu demandais quelques fois mais c'est quoi tes ateliers d'écriture? C'est toi qui leur dis comment ils doivent écrire? Ecrire que t'expliquer n'a jamais servi à rien. Que tu reposais la question. Ecrire tous les jours au moment où un livre s'apprête à voir le jour, un livre qui aurait pu traîner sur la table de la salle à manger comme le précédent, au milieu des factures et des publicités et des bons de réduction. Un livre où mon seul nom sur la couverture aurait suffi à te le rendre important, même si les textes tu aurais demandé mais ça veut dire quoi ces petites phrases, d'où ça te vient? Un livre que tu aurais pu montrer au coiffeur ou à la pédicure. Ecrire que ce livre peut-être tu le verras sur ton lit d'hôpital mais que tu ne le liras pas. Tes yeux sont devenus paresseux, ils n'ont plus l'énergie de glisser sur le papier. Ce livre sera posé à côté du verre d'eau et de la boîte de mouchoirs. Ce livre tombera peut-être lors d'une tentative de te redresser dans le lit, entraîné par le tuyau du baxter. Ce livre sera peut-être oublié par un infirmier lors de ton transfert en revalidation, miracle, ou en soins palliatifs, probable. Ou peut-être ce livre que février verra naître arrivera après ton dernier souffle. Peut-être est-ce mieux.
Ecrire tous les jours, même ce qui ne devrait pas s'écrire.
Le sordide et l'impudique. Le terrifiant et le néant.
Ecrire pour accompagner notre calvaire.
Notre si crue réalité.
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