#7
Bruxelles, 9 mars 2025
Il a bien fallu plier bagage. Plier ses vêtements, sa nourriture, ses bouquins, ses notes, ses brouillons imprimés, annotés, barrés, crayonnés, son ordinateur.
Il a bien fallu ranger la vaisselle qui était sèche depuis longtemps, nettoyer la plaque de cuisson, le plan de travail, replacer les coussins sur le canapé (ils servaient d'oreillers supplémentaires), vérifier si rien ne s'était égaré sous le lit ou le bureau.
Il a bien fallu quitter le silence du bâtiment le soir, les craquements du plancher, les couinements de la tuyauterie. Il a bien fallu quitter ce lieu auquel on s'était habitué, parce que, en treize jours, un lieu inconnu devient un lieu familier où des marques ont été prises, des habitudes se sont installées.
Il a bien fallu quitter la petite ville dont plus aucune rue du centre n'est restée étrangère, quitter le snack où quelques cafés ont accompagné le travail hors le studio de résidence.
Il a bien fallu dire au revoir à ces inconnu.es croisé.es un peu partout qui, comme dans mon village d'adoption, disent bonjour quand on les croise. Et comme j'aime ça, dire bonjour à une vieille dame qui fait ses courses, un ouvrier communal qui rentre du boulot, un étudiant qui sort de la gare, un retraité qui cause avec un autre retraité d'une table à l'autre du snack.
Il a bien fallu quitter cet état d'écriture permanent, où tout le reste s'est rangé sur le bas-côté de la vie, malgré mille petits tracas qui n'attendaient que de pouvoir faire leur oeuvre de sape de la concentration. Il n'empêche, malgré ces petits démons du quotidien, le flux du temps hors de chez soi dans un lieu qui ne voit passer que des écrivant.es, ce flux a permis d'entrer dans le vif, le coeur de la matière en s'entendant crier haut et fort (mais par qui):
- Il n'est plus temps de fuir ce texte, mon petit gars, tu vas t'y coller maintenant, tu n'as pas écrit pendant trois ans juste pour occuper ta solitude et publier sur les réseaux sociaux pour te faire mousser le nombre de likes. Mène ce projet jusqu'au bout et souviens-toi des deux personnes qui t'ont dit que tous ces textes devraient être réunis dans un livre. Essaie au moins.
C'est grâce à ces deux avis que je me suis passé commande à moi-même. Grâce aussi aux aléas d'un autre projet en co-écriture, qui était à l'origine de la demande résidence, et qui s'est arrêté faute de... (à compléter). Grâce à ces encouragements que, arrivé à la fin de la résidence, je me dis que oui peut-être qu'il y a quelque chose à faire avec tous ces matériaux, que ces cent-trente textes pourraient bien former quelque chose qui ressemblerait à un livre, qu'il y a encore un boulot conséquent d'assemblage, d'élagage ou d'ajoût qui reste à faire mais que, allons, une densité, un chemin apparaît, certes tortueux, boueux mais pas infranchissable.
Il me faut remercier le bel accueil de la Maison de la poésie d'Amay, son directeur et animateur David Giannoni et Cathy Lebrun, pour sa disponibilité au quotidien.
Et maintenant, que faire, sinon, chercher d'autres résidences, remettre d'autres dossiers, chercher une bourse peut-être, on peut rêver puisqu'il ne reste pas grand chose d'autre à faire. En tout cas, un élan solide et un désir neuf sont nés à Amay et c'est précieux.
#6
Amay, 6 mars 2025
La lumière. Le soleil. Depuis trois jours. Les températures qui remontent. Un avant-goût de printemps comme on dit.
Est-ce que la lumière change quelque chose à l'écriture? A l'état d'écriture. Oui, sans doute. Cela change quelque chose à l'alternance écriture - marche. Quand on sort, on prend la vitamine D comme carburant. La sortie, d'obligatoire pour ne pas virer fou et pour les vertèbres et consort, devient appel, joie, respiration, déploiement. Et revenir à la table d'écriture s'avère aussi plus joyeux, comme des retrouvailles où tous les protagonistes se sont ouverts.
Les vertèbres justement. Et les tendons et les ligaments et les muscles et les fascias. Tout ce qui écrit de concert et qui souffre de la position, malgré la qualité du siège. Mais voilà les minutes défilent, les heures passent et on oublie de se lever, de s'étirer parce qu'on tient quelque chose là au bout du clavier, du crayon ou de la gomme.
Alors j'alterne : assis - debout - assis - debout. Oui j'écris debout grâce au pupitre plat que j'ai amené. Grande acquisition que je dois aux conseils de l'ami François Bon. Cela fait quelques années maintenant que ce pupitre m'accompagne d'une pièce à l'autre, du bureau à la cour, de la caravane à la chambre d'ami (chez des amis).
Et pour le reste, j'ai demandé à Cathy (de la Maison de la poésie) d'imprimer quelques dizaines de pages pour commencer à prendre du recul sur le recul. Pages que je vais m'empresser d'afficher au mur dans mon bureau bruxellois, une technique empruntée à l'ami Arno Bertina (mais il ne doit pas être le seul à faire ça) et qui est une nouvelle étape dans la réécriture de la réécriture de la réécriture. L'effet est parfois vertigineux de voir tout son boulot couvrant des murs entiers mais c'est ce vertige qui est nécessaire. On arrête d'être le nez collé à l'écran et c'est un autre texte qui apparaît avec des courants, des éclairs, des monstruosités parfois, de nouvelles questions en permanence.
J'ignore si ce projet (en fait deux projets) que j'écris ici donnera un livre (je me plais à rêver que oui) mais j'avance comme si c'était le cas. Et donc afficher toute la matière, c'est voir le livre (ou le spectacle quand j'écris pour le théâtre) qui prend forme, vaille que vaille. Et là aussi, cela permet de travailler debout face au mur avec crayon, feutre rouge. L'écriture sort de sa bulle et moi avec et je vois des évidences parfois qui m'ont échappé pendant des semaines sur l'écran.
En parlant de soleil, voici le 2ème poème (sur les 116) qui constitue la matière de base du projet L'air de rien. Est-il fini, abouti? Qu'est-ce que j'en sais moi?
#5
Bruxelles, 3 mars 2025
Il a fallu faire un aller-retour Amay - Bruxelles pour régler l'une ou l'autre chose impossible à gérer de loin. Pour voir un fils aussi, faire quelques courses. Aller à la maison de repos.
Il a fallu faire une pause, non pas dans le travail qui s'est continué quelques heures à Bruxelles, mais il a fallu changer d'air.
La question a été : comment écrire, se concentrer, quand l'actualité est si tétanisante? Comment écrire quand, après avoir vu passer quelques titres, avoir regardé des images stupéfiantes, glaçantes, on est comme sonné dans le silence du studio de la résidence, avec la petite ville qui semble tout aussi tétanisée autour?
Alors, il y a eu beaucoup de petits moments d'écriture mal fagotés, à passer d'un poème au dispositif à revoir à un texte en prose dont la vacuité vous saute pour la première fois aux yeux. Beaucoup de moments à regarder des feuilles imprimées comme des pages arrachées d'un livre sans intérêt.
A se dire - à quoi bon - tiens je vais aller faire un tour dehors - non je ne sais pas où aller j'ai déjà tout vu - tiens je vais manger un bout de chocolat - tiens il n'y en a plus j'ai explosé la plaque - et si j'allais au supermarché pour en acheter - quoi juste du chocolat - bon il fait gris - et si je regardais une vidéo sur Youtube - non écrivons on est là pour ça. Et ainsi de suite le yoyo travail - déconcentration - travail - démotivation - trop de chocolat.
Bref, difficile de ne pas être poreux à l'ambiance générale, difficile de couper son téléphone, difficile de ne pas recommencer à regarder un débat sur le sujet.
La solution a été de travailler un moment sur un autre projet en cours, celui d'un petit livre intitulé Sauvage ne fait rien comme tout le monde, sorte de bonbon poétique écrit à l'automne et que je voudrais éditer. Ces fragments courts, saugrenus, gratuits (mais pas que) ont remis de l'énergie dans le moteur. Chercher une mise en page pour quelques-uns d'entre eux m'a aéré l'esprit en même temps que j'aérais le dispositif de lecture.
En m'amusant en somme. Ce n'est pas négligeable, que l'écriture soit aussi de l'amusement. Vous en pensez quoi?
#4
Amay, 28 février 2025
On le sait, écrire, c'est surtout réécrire, reprendre, inverser, modifier, structurer, dézinguer, assembler, déplacer, comparer, lire à voix haute, penser à voix basse, être dépité à voix sourde, s'enflammer à tue-tête, imprimer, barrer, annoter, etc.
C'est essentiellement ce travail que je fais ici.
La matière : 117 textes/poèmes écrits durant trois mois, lors de l'entrée en maison de soins de ma mère + une série de textes, souvent en prose, qui ont précédé cette période. La question est, au-delà de retravailler chaque texte: comment structurer l'ensemble? Y a-t-il un intérêt à imbriquer prose et poésie? Comment trouver un fil narratif pour ne pas se perdre dans une simple accumulation d'écrits? Comment mettre de l'inattendu dans un déroulé de lecture?
En ce qui concerne les 117 poèmes, comme je les avais écrits directement sur mon smartphone pour les publier sur Instagram, ils étaient calibrés à la taille de l'écran, donc toujours condensés en une même rythmique de lecture avec un fond bleu pour faire ... joli.
#3
Amay, 26 février 2025
Le pli est pris. Dès le premier jour. Se discipliner pour trouver le rythme.
Deux heures d'écriture. Sortie. Une heure de marche. Repas. Deux heures d'écriture. Sortie. Une heure trente de marche. Deux heures d'écriture. Repas.
Et hier soir, participation à l'atelier en ligne de François Bon pour retrouver du lien social (une résidence dans une petite ville provinciale à l'activité réduite, c'est quand même un long tunnel de solitude qui s'annonce). Histoire d'écrire autre chose. Et puis toujours le bonheur de revenir côtoyer de temps à autre ce groupe des ateliers Tiers Livre dont la lecture des textes et les échanges alimentent mon désir d'écriture. Et gratitude de savoir de quelle énergie collective on vient.
Lors des deux sorties de la journée, l'une autour du Lac de La Gravière et l'autre sur les hauteurs de Amay, j'ai déniché quelques Ecritures sur la route qui font ma joie simple. Il faudra un jour que je fasse un livre de ces écrits urbains et non-urbains qui dépassent les deux-cents photos actuellement. Etre à l'affût de ces écritures rend toute balade captivante. Il faut observer, scruter, laisser errer le regard au prix parfois (ce fut le cas hier) de l'étonnement d'un ou d'une passante me voyant photographier un panneau, une inscription murale qui fait partie de son quotidien et à laquelle elle ou il n'accorde aucune importance. Et pour moi, nouvelle pépite à chaque fois.

En faisant le tour du Lac de La Gravière, je suis tombé sur une zone de land art gérée par des castors. J'ai entendu un gros plouf pas loin de moi et j'ai supposé que mon intrusion avait amené un castor à faire de la plongée plutôt que de tailler une bavette avec moi. Pardon si je l'ai dérangé.
Et pour le reste, écriture.
En fouillant dans les textes épars que je désire inclure dans ce projet de livre, je retombe sur quelques passages dont j'avais oublié la teneur et la forme. Tous écrits ces quatre dernières années, ces textes sont le reflet d'événements qu'on dira pudiquement secouants. Ils ont été à la base du petit livre publié chez MaelstrOm.
Le projet pour lequel je suis en résidence, provisoirement intitulé L'air de rien élargit le champ personnel que je souhaite explorer et qui fait, en partie, ce que je suis à soixante balais.
Un peu comme un castor, il me faut ronger des branches de ma vie pour constituer un barrage et détourner certains flux stagnants qui manquent de vie.
Au boulot. Il est neuf heures.
***
#2
Amay, 24 février 2025
Aujourd’hui commence la résidence.
D’ailleurs, j’y suis depuis une heure. De quoi se compose la première heure d’une résidence ? C’est un peu comme prendre possession d’un gîte, d’un logement de vacances. On sait qu’on ira à la plage plus tard, dans ce cas-ci qu’on écrira plus tard, mais avant tout : arriver.
On se gare à proximité de la Maison de la poésie d’Amay. On sonne. On est accueilli par Cathy qui fait visiter les lieux (dont le futur théâtre), montre le logement et propose ses services pour décharger la voiture. On reçoit les clés, on papote un peu et on s’installe dans son nouveau chez soi pour quatorze jours.
On demande le code wifi, on ouvre son ordinateur, on lit un mail, on remplit le frigo avec ce qu’on a amené de la maison, on parcourt les livres en nombre dans le studio, on a une petite faim. On fabrique une petite salade avec quelques restes de la veille, on mange debout en regardant par la fenêtre, on se fait un café.
On se dit : c’est dingue que cela, être en résidence pour écrire et uniquement écrire, vous arrive à soixante balais. Cela n’arriverait qu’une fois dans une vie, ce serait déjà pas mal.
On sort les six livres embarqués depuis Bruxelles. Ceux qu’on lit pour soi, pour le plaisir de l’écriture singulière de chacun.e des auteurices et ceux qui servent directement au travail. Au final, tous servent au plaisir et au travail puisque écrire n’est jamais que le prolongement de lire et que, du travail des autres, on se laisse imprégner en toute conscience et inconscience.
Les six livres :
Le coeur ne cède pas de Grégoire Bouillier : il me reste cent-cinquante pages à lire de cette brique de neuf-cents pages. Après avoir lu les deux volumes du Dossier M, je peux affirmer que l’oeuvre de Grégoire Bouillier est une des choses les plus stimulantes à lire que je connaisse. Si on entre dans son jeu d’hyper-développements et d’hyper-digressions, on prend un pied fou qui donne envie d’écrire aussi long et fou que lui. Bouillier me fait penser à Gilles Deleuze (dont j’ai écouté la voix sur l’autoroute) qui disait (de mémoire et à peu près) que “la philosophie est faite pour les non-philosophes”. Avec Grégoire Bouillier, la littérature est faite pour les non-littéraires : accessible tout en étant érudite, foutraque tout en étant organisée, hilarante tout en étant bouleversante.
Le plus court chemin de Antoine Wauters : je réalise en posant le livre sur le bureau que je suis dans une maison à laquelle Antoine Wauters est profondément lié. Je n’y avais pas pensé en l’embarquant. Il se fait qu’il attendait au milieu des quatre-cents septante-huit livres que je me promets de lire.
Sauvagines de Gabrielle Filteau-Chiba : une belle découverte. Je l’avais entendue sur France Culture et comme, ces dernières années, j’ai été séduit par plusieurs livres d’autrices québécoises, j’ai plongé. C’est le second volet d’une trilogie que je lirai donc dans le désordre.
Eloge des fins heureuses de Coline Pierré : ce livre lu à sa sortie, j’ai eu envie de le relire et d’y puiser matière à construire un atelier d’écriture. En écho au livre Les débuts de Claire Marin, lu l’an dernier et qui devrait aussi fournir de belles matières à ateliers.
Le vide : mode d’emploi de Anne Archet : ce recueil de fragments, sous titré Aphorismes de la vie dans les ruines est un régal d’impertinence, de misanthropie et de provocation. C’est joyeusement anarchique et picorer quelques textes par jour secoue mes neurones qui n’attendent que ça.
Reclaim, recueil de textes écoféministes : choisis par la philosophe Emilie Hache. Une anthologie de textes écoféministes incontournables. Début d’une recherche que je mène sur le sujet. Une vague idée de texte théâtral pour deux comédiennes, qui irait voir du côté de l’anticipation, des discours écoféministes donc, le tout sous l’influence de Pinter, de Beckett et de Pinget. Oui rien que ça.
Bon, c’est pas tout ça, au boulot maintenant que la vaisselle est faite.
Mais par où commencer ?
***
#1
Schaerbeek, 23 février 2025
Demain commence la résidence à la Maison de la poésie d’Amay. Ma première résidence d’écriture.
Deux semaines à ne faire qu’écrire ou presque puisqu’il faudra aussi marcher, déambuler dans la ville, prendre le pouls du monde local pour ne pas virer ou vriller dans l’écran de l’ordinateur.
Deux semaines à être physiquement coupé des siens, chat y compris.
Deux semaines à écarter au maximum toutes les intrusions extérieures, soucis domestiques et financiers, projets futurs à préciser, projets en cours à mettre entre parenthèses, projets abandonnés à assumer.
Même s’il est évident qu’il faudra bien répondre à quelques mails ou textos. Le monde ne s’arrêtera pas de (mal) tourner pendant que je me liquéfierai, de bonheur et d'angoisse, devant mon portable pour écrire les deux projets de livre qui m’amènent là-bas, organiser et structurer la matière déjà existante, ouvrir de nouvelles pistes de développement, enfin tout ce qui fait que l’écriture est un chantier infini, vertigineux, euphorisant et paniquant. Surtout quand, pour un des deux projets, il s’agit de fouiller dans sa vie personnelle pour en sortir une matière dite poétique.
Je ne connais rien d’Amay. Je connais peu cette région de Belgique. Je suis plus familier de la Famenne et de l’Ardenne. Ce sera l’occasion, outre d’y humer l’ambiance locale, d’y trouver, pas trop loin, un bois, une forêt sans lesquels je respire difficilement. Comme pour beaucoup, écrire et marcher sont indissolublement liés.
Les deux projets en cours sont L’air de rien, un parcours poétique dans cette période folle qui consiste à devoir, dans l’urgence, placer un parent en maison de repos et de soins. Et d'être seul à la tâche.
Fait-on de la poésie avec tout cela ? Je l’ignore. De l’écriture en tout cas. Des écritures, sans doute hybrides, des textures qui, je croise les doigts, finiront par s’accorder entre elles ou s’opposer mais avec un effet heureux pour la lecture.
L’autre travail s’intitule Sauvage ne fait rien comme tout le monde. C’est une sorte de digression, d’émergence d’un autre projet qui tournait autour du mot Sauvage, prévu en co-écriture. Mais voilà, ce projet est tombé à l’eau et j’ai souhaité garder un des axes que j’explorais déjà seul et qui me semblait très stimulant.
Je remarque que le mot Rien se trouve dans les deux titres…
Que dois-je en déduire ?
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