mercredi 31 août 2022

Journal jusqu'au jour où... (dialogue 1)


Préambule : cette forme dialoguée est un emprunt et un hommage au livre "Enfance" de l'immense autrice qu'est Nathalie Sarraute.






- Alors tu vas vraiment faire ça? "Ecrire sur ta mère" Comme ces mots te pèsent. Tu ne les aimes pas. Ils ne sont pas justes. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui te viennent. Tu veux "évoquer ta mère", c'est bien ça?

- Oui, ça me tente.

- Ça te tente? C'est tout?

- Non, ce n'est pas de l'ordre d'une simple tentation, disons... disons...

- Ce n'est pas juste un exercice d'écriture? Un besoin de poster ta petite écriture quotidienne sur les réseaux?

- Mais non! Pourquoi dis-tu ça?

- Parce que tu postes chaque fois le lien vers le texte que tu viens d'écrire.

- Oui, c'est vrai, mais c'est pour partager...

- Partager quoi? Ton désarroi? Tes talents d'auteur?

- Je me fous de mes talents d'auteur. Là n'est pas la question.

- Alors que cherches-tu à partager qui soit si important?

- Rien.

- Mais si, comprends que je cherche à comprendre.

- Comprendre quoi? Moi-même je ne comprends pas grand chose à ce que j'écris alors... enfin pas "à ce que j'écris" mais pourquoi je l'écris et pourquoi telle ou telle forme...

- Peut-être partages-tu pour que le regard des autres ...

- Le regard des autres tu sais, je m'en...

- Allons, allons, tu t'en fous?

- Oui, enfin, non bien sûr... mais oui, je me fous du regard ou du jugement des autres.

- Alors, donc, pourquoi partages-tu ce que tu écris dès que tu as écrit un fragment de texte ou un chapitre ou je ne sais pas comment tu veux qu'on appelle ces "morceaux"...

- J'aime bien "fragments". Je partage pour... pour disons...

- Oui?

- Pour ne pas garder le texte pour moi. Pour ne pas revenir dessus, m'en débarrasser...

- Mmmm

- Quoi ? Ç'est pas une bonne raison?

- Peut-être partages-tu pour que le regard, non pardon pas le regard, le ... le partage, oui c'est ça, le partage avec les autres t'éclaire?

- Je ne veux pas être "éclairé" comme tu dis, je ne cherche pas à sortir de la brume ou du brouillard dans lequel je vis depuis 58 ans. Absolument pas. Ça te va?

- Un peu quand même...

- Quoi "un peu quand même"?

- Tu cherches à sortir "un peu" du brouillard dans lequel...

- Non, je ne pense pas... Ecrire ne solutionnera rien. 

- Oh mais je n'ai pas mentionné le mot "solution"...

- Bon, que veux-tu que je te dise? 

- Ce n'est que sur ta mère que tu veux écrire?

- Pas seulement. Sur mon père aussi. Sur mes enfants. 

- Et sur ton demi-frère?

- Oui forcément, si j'écris sur mon père, je vais écrire sur mon demi-frère.

- Tu pourrais omettre son existence puisque tu ne le vois pas.

- Si! Je l'ai aperçu l'an dernier devant le Palais de Justice.

- Oui mais tu ne le vois jamais, jamais seul à seul, vous n'avez pas de contact, je veux dire...

- Oui, c'est juste. La dernière fois qu'on s'est parlé, c'était quelques semaines avant la mort de mon père...

- De votre père...

- De notre père, oui... En 1998.

- Ça va faire 25 ans...

- 25 ans... oui.

- Donc, tu écris, tu vas écrire sur lui aussi...

- Je vais écrire sur lui, sur le mystère qu'il représente, sur son choix de couper les liens avec notre père, alors que quand j'étais enfant, les liens semblaient encore là puisque je le voyais, que j'allais chez lui et sa femme les mercredis après-midi...

- Tu as des photos de son mariage non?

- Exact. Et des photos où je suis sur les genoux de son épouse Martine qui est décédée récemment.

- Martine, cette dame que tu as rencontré en mars dernier? 

- Oui. Et que je n'avais plus vue depuis plus de 40 ans.

- Pour revenir à ta mère, tu aimerais qu'elle lise un jour ce que tu écris sur elle?

- Certainement pas. Elle serait outrée que je parle d'elle en ces termes, que je la présente sous un jour parfois peu agréable. Elle s'est toujours estimée modèle, martyre et victime... alors que...

- Alors que?

- Alors qu'elle a, je crois, enfin il me semble avec le recul, après tant d'années d'incompréhension et de conflits, qu'elle a plutôt été  du côté du bourreau que de la victime...

- Et toi?

- Moi? 

- Tu te présentes aussi comme victime des fois dans tes textes non?

- Franchement, sincèrement, je ne pense pas... enfin si, peut-être... peut-être. Tu sais, si c'est pour me dire ça...

- Attends je n'affirme rien, je pose une question. Je te pose une question, dans le simple but d'éviter tout manichéisme.

- J'ai envie de boire un coup. Pas toi?

- Si.




mardi 30 août 2022

Journal jusqu'au jour où ... 25

 





toi silencieuse

toi t'appuyant sur chaque dossier de chaise, chaque portion de meuble à ta disposition sur ton parcours
toi éparpillant mille petits papiers sur la grande table de salle à manger, tickets de caisse, notices de médicaments, toutes-boîtes publicitaires, listes de course
toi cherchant le chemin pour ton regard entre des cheveux épars auxquels plus aucun coiffeur n'arrive à imposer une tenue
toi appuyant au hasard sur plusieurs touches de ton téléphone parce que tu as cru entendre un appel ou recevoir un message

toi dans le silence de toi

toi épluchant laborieusement la peau de tous les légumes dans la crainte d'on ne sait quelle maladie imaginaire
toi fixant l'écran de télévision outrageusement coloré à cause du décor orange et bleu derrière les candidats du jeu
toi rinçant jusqu'à la transparence absolue les bouteilles de vin blanc et les pots de confiture pour que je les jette dans la bulle à verre
toi triant durant des heures des quantités de petits objets encombrants que ton compagnon t'a laissés à sa mort il y a presque 20 ans

toi dans le rien du silence et dans l'attente de tout

toi pestant sur l'écriture illisible du médecin qui d'ailleurs ne répond jamais quand tu lui téléphones et auquel tu reproches tant de choses comme à tout le monde
comme à la voisine qui laisse ses chaussures sur le palier
comme au concierge qui avait dit qu'il passerait mais n'est pas venu
comme à ton frère qui habite au-dessus et avait dit qu'il passerait mais n'est pas venu
comme à ta nièce qui habite à côté et avait dit qu'elle passerait mais n'est pas venue
comme au compagnon de ta nièce qui est certainement un voleur et ne doit plus jamais venir
comme à ton compagnon décédé qui amassait tout et n'importe quoi dans ses armoires, agrafes, détergents, cordes, outils, cahiers, adhésifs, crayons, alcools, ampoules, classeurs, etc comme on dit
comme à tes petits-enfants qui n'avaient pas dit qu'ils passeraient parce qu'ils ne t'appellent jamais de toute façon
comme à moi qui ne t'aurais pas appelé après le passage du médecin alors que oui je t'ai appelée vers 21 heures, heure à laquelle le vin blanc fait son office empêchant toute discussion suivie, tout propos cohérent, toute articulation claire
comme à la vie qui est toujours là injuste avec toi comme elle l'a toujours été dis-tu silencieusement

toi là silencieuse 
les chaises silencieuses
la voisine silencieuse
l'orange et le bleu silencieux
le concierge silencieux
les épluchures de légumes silencieuses
le frère silencieux
les tickets de caisse silencieux
la nièce silencieuse
les petits objets encombrants silencieux
le compagnon décédé silencieux
les cheveux épars silencieux
les petits-enfants silencieux
le téléphone silencieux
le médecin silencieux
le vin blanc 
l'attente 

même le silence est silencieux quand il se tait de n'avoir plus grand chose à vivre

je suis silencieux du silence que tu as gardé, sachant probablement très bien ou pressentant ou devinant ou 

ton silence détournant le regard est mon regard se détournant de ton silence

nous sommes notre silence



 


lundi 29 août 2022

Journal jusqu'au jour où... 24





Je regarde le troglodyte mignon sur le toit de la caravane.

Votre référence Retraite Plus: 315136.

Je regarde la forêt baignée d'une lumière nacrée ce matin.

Afin de cibler au mieux votre secteur de recherche, de vous proposer des résidences avec places disponibles et adaptées aux besoins médicaux de votre proche, merci de remplir le formulaire prioritaire.

Je regarde la petite aubergine qui tente de pousser dans le projet de potager.

Pour tout renseignement sur les tarifs en vigueur dans votre province ou sur les aides financières auxquelles vous avez droit, n’hésitez pas à nous contacter.

Je regarde le ciel qui hésite entre ouverture et sépulture.

Notre organisme a conseillé en 2021 plus de 30000 familles qui sont aujourd'hui satisfaites de leur solution d'hébergement.

Je regarde la haie taillée où survivent quelques mûres séchées par la canicule.

Nous restons à votre disposition pour tout renseignement complémentaire.

Je regarde les feuilles du boulot tombées en masse comme si l'automne avait avalé l'été.

Cordialement,L'équipe Retraite Plus Belgique.

Je regarde les sièges de jardin qui vont s'ennuyer dans les semaines à venir.

Cher Monsieur,

Je regarde le chêne pourpre.

Comme demandé via Retraite Plus,

Je regarde la vaisselle qui attend qu'on s'occupe d'elle.

Vous trouverez ci-joint une brochure de la Résidence ainsi qu’un exemple des animations proposées et des menus disponibles.

Je regarde une pie qui trottine au milieu du champ voisin.

J’y joins également un récapitulatif, non exhaustif, des services offerts.

Je regarde le chemin de cailloux qui mène aux sanitaires.

Pour information, les services proposés englobent des services généraux (présence du personnel 24h/24, système d’appel d’urgence interne, animations, nettoyage de la SDB une fois par semaine, ramassage et évacuation des poubelles)Je regarde le pot de café mais également des services en fonction des demandes (gestion des médicaments, mise au lit, Je regarde le restant de baguette, change de lange la nuit, …). Le prix des services est forfaitaire Je regarde le pot de basilic et aucun supplément ne sera demandé si les services nécessaires Je regarde la plaquette de médicament augmentent en cours de séjour Je regarde mes livres A noter également que le passage d’une infirmière en matinée est gratuit Je regarde les photos des enfants Nous proposons des appartements allant de 36 m² à 75 m² Je regarde mon téléphone pour des prix entre 1.230€ et 1.595€, hors consommations (eau, électricité, téléphone, TV, …) Je regarde le paquet de beurre et éventuels repas (l’appartement disposant d’une cuisine équipée et les résidents Je regarde la tapette à mouche pouvant donc se préparer à manger).

Je regarde par la fenêtre le lundi qui clopine.

Je reste bien évidemment à votre service pour tout renseignement complémentaire ou pour une visite de la Résidence.

Je regarde.

Bien à vous.

Je me regarde.

Bien à moi.

Lundi me regarde par sa fenêtre.



vendredi 26 août 2022

Journal jusqu'au jour où... 23







Il a dit
- maintenant il faut que tu acceptes de te faire aider pour le ménage les repas les courses
 
Elle a dit faiblement 
- oui mais il faudra que je sois derrière

Il a dit
- derrière mais derrière qui

Elle a dit faiblement 
- je connais une dame deux fois les gens qui venaient lui ont volé des choses

Il a dit
- si c'est par la mutuelle ce sont des personnes engagées qui ne vont pas risquer de perdre leur travail en volant

Elle n'a rien dit faiblement
-

Il a dit 
- je vais me renseigner mais dans ton état avec ton dos bloqué tes douleurs tes mouvements instables tu ne peux pas continuer à être seule la journée

Elle a dit faiblement
- oui non

Il a dit
- je vais appeler demain et toi si ça ne va pas mieux avec le Paracétamol tu téléphones au médecin pour qu'il passe

Elle a dit faiblement
- il répond jamais

Il n'a pas dit
- oui je pense que ce gars est débordé parce qu'il est le seul sur la commune

Elle a dit faiblement
- il va encore dire l'hôpital j'en viens j'ai fait des examens la semaine dernière il n'a même pas téléphoné pour me donner les résultats j'ai dû appeler trois fois

Il n'a pas dit
- oui en plus d'être le seul de la commune je crois qu'il est nul

Elle a dit faiblement
- ça va coûté cher si des personnes viennent ici pour

Il a dit
- tu paies une mutuelle tu as 86 ans il y a certainement des services pas trop coûteux

Elle a dit faiblement
- je n'ai pas d'argent

Il a dit
- tu as une petite réserve qui peut aider

Elle a dit faiblement
- oui mais c'est pour toi plus tard

Il a dit
- je n'en veux pas ce sont tes sous c'est à toi que ça doit servir

Elle a dit faiblement
- oui oui mais je voudrais partir d'ici aller chez toi

Il a dit
- où veux-tu que je t'installe le gamin est encore là il n'y a pas d'autre chambre et la salle de bain est à l'étage comment veux-tu

Elle n'a rien dit faiblement elle a juste eu les yeux mouillés

Il a dit
- et si on te trouve une formule d'appartement où tu peux être autonome mais où il y a du personnel pour aider si tu en as besoin

Elle a dit faiblement
- oui oui mais

On a sonné c'était sa nièce qui lui apportait le programme télé

Il a dit à la nièce
- je pense qu'il faut que quelqu'un puisse l'aider pour les tâches quotidiennes elle n'en peut plus elle marche à peine

La nièce a dit oui puis a parlé d'elle pendant cinq minutes

Il n'a pas dit
- ferme-là on parle de ma mère 
non il a dit
- tu sais s'il y a un service d'aide à domicile dans la commune

La nièce a dit
- oui 
avant de reparler d'elle et de sa belle-mère qui patati et patata et ferme-là

Elle a dit faiblement
- je n'arrive même pas à m'asseoir

Il a dit
- bon tu acceptes maintenant que tu peux te faire aider que ce n'est pas honteux

Elle a regardé la nièce puis l'a regardé lui et a dit faiblement
- oui

Et dans son regard il a vu que la mort était entrée même pas faiblement mais comme une chose réelle proche peut-être alors qu'avant la mort c'était un mot qu'elle disait quand elle disait qu'elle n'avait rien eu de sa vie que ce serait mieux d'être dans sa caisse

Il n'a rien dit faiblement
La nièce est partie
Il est sorti

Il a ajouté sur le palier
- je te téléphone dès que j'ai des renseignements

Il est parti

Elle est restée avec sa mort comme avec une canne rompue




dimanche 7 août 2022

Journal jusqu'au jour où... (parenthèse 4)



 

Il y a 110 ans aujourd'hui tu naissais.

Si tu étais encore en vie, aujourd'hui nous fêterions tes 110 ans.

Nous serions réunis toi et moi et tes petits enfants. Et qui d'autre je ne sais pas, tes amis sont morts, ta femme t'a quitté il y a 38 ans, ton autre fils a disparu de ta vie - mais je le croise quelques fois en ville, je te le dis, comme ça tu as des nouvelles.

Nous serions donc 4 hommes dans une pièce, 3 générations réunies autour d'un gâteau dont les 110 bougies couvriraient toute la surface - mais existe-t-il des gâteaux pour 110 bougies, j'en doute. 

Tu soufflerais ces 110 bougies d'un coup car tu ne fumerais plus depuis 30 ans. Tu aurais retrouvé du poumon, du souffle neuf - quasiment une seconde jeunesse. 

Nous serions soit chez toi, soit chez moi, soit chez celui de tes petits-fils qui vit seul depuis 5 ans. Tu serais assis tout menu dans un fauteuil confortable et tu sourirais de voir ces grands gamins émus d'avoir un grand-père si âgé, si beau, si présent, si affectueux. 

Nous aurions mangé juste avant un lapin à la bière car tu aimes ça et tes petits-enfants aussi et moi aussi d'ailleurs - pourquoi s'en priver. 

Tu ouvrirais ton cadeau d'une main fébrile et découvrirais un bon-cadeau pour un séjour aux Thermes de Spa, ta ville natale. Tu nous remercierais de cette attention en t'inquiétant de savoir si tu es encore présentable malgré ton âge et si les jeunes filles ne seraient pas choquées. Mais tu répondrais toi-même à cette inquiétude en affirmant qu'en fait l'une d'entre elles risquait de tomber amoureux de toi. Nous aurions un fou-rire.

On partagerait quelques coupes de champagne car tu aimes ça - d'autant que les origines de ton nom français sont rémoises. 

Ensuite, on te reconduirait à la maison de retraite où tu rejoindrais une chambre collective - car la chambre seule est trop chère pour ta minuscule pension et que mon métier ne me permet pas d'être le soutien financier que je souhaiterais. On se dirait au revoir, à la semaine prochaine de toute façon et tu blaguerais sur le futur gâteau de tes 111 ans. Tes petits-fils et moi, on sortirait heureux d'avoir un père et grand-père comme ça et nous dormirions sur toutes nos oreilles de cette double filiation sereine. 

 

 

On utilise le conditionnel 

pour exprimer une action qui aura lieu  

à condition qu'une autre action 

ait pu avoir lieu avant.

 


Bientôt, cela fera 24 ans que cette condition n'est plus remplie. 

Et tu sais quoi : chaque fois que je bois une coupe de champagne, je pense à toi. A nous.



 

 

 



samedi 9 avril 2022

Journal jusqu'au jour où... 22

 





Le fait que tu t’appuies sur ton caddie bleu, le fait que je t’ai acheté ce caddie bleu à Ostende le mois dernier, le fait que tu t’en sers comme canne donc plus besoin de prendre ton autre canne que d’ailleurs tu ne prenais que rarement, on a sa fierté, le fait que je te regarde aller vers le magasin à petits pas fragiles, le fait que tu as juste voulu que je te dépose, le fait que tu m’as regardé remonter dans ma voiture après t’avoir aidée à en sortir, le fait que tu as dit dans l’ascenseur je ne tiens plus sur mes quilles, le fait que c’est de pire en pire, le fait que tu l’as dit toi-même c’est de pire en pire, le fait que tu ne vas plus chez le coiffeur ni qu’aucun coiffeur ne vient chez toi, le fait que ton ancien coiffeur tu n’aimais pas son assistante, elle était brusque selon toi, le fait que tes cheveux tombent informes sur ton front tes oreilles ton cou, malgré le fait que tu dis passer du temps à les laver, c’est fatiguant, pour tenter de les mettre en forme mais le fait que tu es trop fatiguée, que tu ne sais pas te faire une mis en plis toute seule, le fait que marchant penchée les cheveux épars devant les yeux, marmonnant quelque chose que tu crois que j’entends, tu as l’air d’une vieille folle qui va s’effondrer, le fait que je sais que tu vas y passer un temps fou dans ce magasin à lire les ingrédients de chaque produit que tu vas acheter, le fait que tu vas traquer l’huile de palme, ils l’ont dit à la télévision que l’huile de palme c’est mauvais donc qu’on doit acheter des produits sans huile de palme, le fait que tu vas détailler chaque E suivi de trois chiffres car tu les connais presque par cœur ces E suivis de trois chiffres, leur nocivité leur dangerosité, le fait que quand tu vas devoir payer à la caisse, le fait que tu vas fouiller dans ton sac à la recherche de ton portefeuille, le fait que tu essaieras de dissimuler le contenu de ce portefeuille pour que les clients suivants ne puissent voir si tu as de l’argent, le fait que tu vas demander à la caissière si tu peux payer une partie en carte bancaire plus une partie, oh juste quelques cents, avec les pièces de vingt ou cinquante cents dont tu souhaites te débarrasser, le fait que tu trébucheras légèrement en sortant parce que ton caddy à peine chargé de trois produits ne sera pas assez stable pour que tu t’y appuies en toute sécurité, le fait qu’une jeune homme à la peau noire t’aidera à ne pas vaciller puis chuter, comme tu as chuté il y a un an et demi, occasionnant sur tout ton corps des ecchymoses impressionnantes, entraînant sur ta peau des zones d’un noir profond dont tu as mis des mois à te remettre, le fait que tu me raconteras dans quelques jours qu’un jeune homme étranger, un noir mais très gentil, t’a aidée au moment où tu risquais de tomber, le fait que tu marcheras lentement jusque chez toi, t’arrêtant à la pharmacie qui probablement sera fermée entre l’heure du midi, le fait que tu regarderas les heures d’ouverture de chaque jour sur l’affichette malgré que les heures d’ouvertures soient les mêmes sauf c’est vrai le samedi, le fait que tu rentreras dans ton immeuble par les garages avec cette porte trop lourde pour être poussée facilement par une vieille femme de 86 ans avec un sac à main plus un caddie, le fait qu’en te dirigeant vers l’ascenseur tu croiseras ton frère d’un an plus âgé avec un masque car il a eu le Covid la semaine dernière, mais pas de fièvre, le fait que vous vous retrouviez à vos âges dans ces couloirs qui jouxtent les caves comme des enfants égarés dans un monde clos, celui d’un immeuble où vous cohabitez depuis 25 ans, le fait qu’en rentrant dans ton appartement tu enlèveras avant toute chose tes bottines parce que tu as mal aux petits doigts de pieds auxquels les soins de la pédicure n’ont rien pu faire, le fait que tu déposeras le ticket de caisse des courses sur la grande table de salle à manger jonchée de tickets en tous genres, courriers usuels de la banque, promotions de chez Aldi, futurs bulletins de virement à remplir avant mon prochain passage, pour la télédistribution, les taxes d’environnement ou le soutien à un organisme d’aide aux enfants des pauvres, le fait que ayant enchaîné à ton âge, avec ta fatigue, ton accident, tes peurs en pagaille, toutes les épreuves d’une journée aussi morne que les autres, tu me rappelles les journées éprouvantes de mon père où perclus de fatigue, de sénilité galopante, de peurs en pagaille, il errait dans les escaliers de son immeuble jusqu’à ce qu’un voisin le croise, hagard, le pantalon tombant sur les chevilles ou parfois sans pantalon, le fait qu’il soit mort à 86 ans, l’âge qui est le tien actuellement, le fait que tu me parles de ta mort prochaine, de toutes ces armoires qu’il te faut vider, trier, donner mais à qui, vendre mais à qui, pour que je n’aie pas trop à trier, vider, donner, vendre mais à qui, le fait que je vous voie tous deux hagards à 24 ans de distance, affolés, perclus, le corps de plus en plus plié, le cœur de plus en plus décharné, le fait que les 24 ans de différence qui vous séparaient quand vous vous êtes rencontrés se rappellent à moi aujourd’hui que tu as atteint l’âge de sa mort à lui il y a 24 ans, le fait que où serai-je moi dans 24 ans, comment serai-je moi dans 24 ans, serai-je affolé, perclus, décharné, sénile, avec mes peurs en pagaille, le fait qu’attendre 24 ans pour qu’on me regarde errer dans une cage d’escaliers ou devant la vitrine d’une pharmacie ou devant l’accumulation de tickets de caisse ou de factures à payer ou de notices de médicaments ou simplement

attendant fixe, mutique, livide, qu’on vienne me visiter, n’importe qui, un voisin, un fils, un chat,

 

le fait que j'aurai sans doute fini par hériter de ce caddie bleu  

 

le fait qu’on peut ne pas souhaiter en arriver là et un jour décider pour soi sans attendre une prochaine visite hypothétique

 

 

 

 

« Le fait que… » forme empruntée au livre de Lucy Ellmann Les Lionnes aux Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Claro


dimanche 21 novembre 2021

Journal jusqu'au jour où... (parenthèse 3)






 

Tu ne m’as pas vu.

Mais je t’ai vu.

 

Je roule. Dimanche 15h.

Je vais animer un atelier d’écriture de l’autre côté de la ville.

Les rues sont occupées par les touristes et les visiteurs de musées.

Je roule et j’arrive sur la place où trône notre Palais de Justice.

Le mastodonte. Qui s’effrite.

La lumière est belle. La grande roue est en action. Attraction.

J’entame le rond-point.

Et je te vois.

 

Je crois d’abord voir mon père.

Sauf que mon père est plutôt petit et mort il y a vingt-trois ans.

Je te vois marcher voûté. Comme hagard.

Tes jambes sont légèrement fléchies.

Tes cheveux sont en nombre et blancs.

Tu as les mains glissées dans la poche de ta veste.

Je roule au pas et manque de percuter une voiture sortie d’un parking.

Je n’ai ni le temps ni l’espace pour garer ma voiture.

Je poursuis ma route.

Non, je refais le tour du rond-point.

Savoir où tu vas.

Vers les musées ? Vers la grande roue ? Vers les petites rues en contre-bas ?

Je voudrais m’arrêter.

T’arrêter.

Te demander pourquoi tu n’as pas répondu à mon sms au printemps dernier.

Le seul que je t’aie envoyé depuis qu’on a inventé les téléphones portables.

Le seul.

Je te vois disparaître dans la petite foule. Seul.

Je roule. Seul.

 

En te voyant, j’ai vu mon père.

En toi mon père.

En toi mon père et moi.

En toi. Moi.

Moi avec dix-sept ans de plus.

Moi marchant voûté hagard main dans les poches.

Moi seul dans la septantaine.

Moi parmi la petite foule.

Moi je crois que tu es seul.

Je crois que nous sommes seuls.

 

Vivre dans la même ville sans jamais se voir ni se parler.

Et être d’un même père.

 

Tu ne m’as pas vu.

Mais je t’ai vu.

 

Et j’ai vu notre père.

Espérer toujours que tu réapparaisses.

Et voilà que ce dimanche tu réapparais devant moi.

Pour disparaître.

 

Tu ne m’as pas vu.

Tu ne me verras jamais.

Tu mourras avant. 

Avant que le hasard des rues et des ronds-points ne nous mette face à face.

Ou moi.

 

Je roule. Dimanche 15h.

Je vais animer un atelier sur les liens.

 

PS: J'ai tapé ton nom dans Google, onglet images. Rien. Sauf quelques photos de moi ou de spectacles que j'ai montés ou joués.

 

Sur Google, toi c'est moi.