mercredi 24 janvier 2024

Gestes et usages # 2 : la mobilité des autres

 


Vient un moment, on ne marche plus. Ou plus beaucoup. Ou si difficilement qu’on ne peut plus appeler cela de la marche. Juste une progression désarticulée, centimètre par centimètre, souffle par souffle, tête penchée sur ses faibles progrès ou ses pénibles avancées. Viennent les séances où l’on vous soutient sous les aisselles et par la taille, quelques fois deux hommes robustes, quelques fois un homme svelte et une femme souriante et tous deux, presque en chœur, se fendent d’un Voilàààà, c’est bien, c’est de mieux en mieux. Et vous voici gambadant sur leurs mots comme si, en vingt minutes, toute la sclérose de la vie s’était évanouie, grâce à votre tenacité, votre refus de l’âge, votre fierté retrouvée. Cela se passe sous le regard défait de celles et ceux qui ne se lèveront plus jamais, bassin, hanches, fémurs, genoux, rotules, chevilles, désormais vissés à la chaise roulante. Cela se passe sous le regard émerveillé de celles et ceux qui attendent leur tour pour être accompagnés sous les aisselles et par la taille. Qui attendent leur tour de piste pour être applaudis à l’issue des exploits qui s’annoncent, des instants de bravoure qui trépignent, aussi imperceptibles soient-ils.

On s’appuie sur la mobilité des autres pour encourager la sienne à se manifester. Ce n’est pas compétition, on n’en est plus là, mais dignité collective à rétablir. On s’échangerait volontiers les pièces les moins usagées de la mécanique tant les sourires des uns réchauffent les grimaces des autres. On forme sans le savoir un peloton qui s’épaule, s’entraîne sur les routes du succès, fait corps pour gagner en vitesse et souplesse. Personne ne fera la course en solitaire, personne ne jouera des coudes, nulle échappée, nulle victoire écrasante. Rien qu’une équipe qui s’échine à rester soudée, à défier la ligne d’arrivée collectivement. D’ailleurs, il n’y aura pas de podium après la ligne blanche. Juste un prochain rendez-vous en fin de semaine pour s’y remettre, pour secouer tendons, ligaments, articulations, cartilages et tissus qui le voudront bien. On entendra à nouveaux des Voilàààà, c’est bien, c’est de mieux en mieux et cela sera comme la première fois, la première séance funambule et douloureuse lorsqu’on vous a obligé à vous extraire de votre siège alors que, si cela n’avait tenu qu’à vous, vous auriez attendu la mort entre le cabillaud trop cuit et le flan trop sucré.

La prochaine fois, elle essaiera le vélo. Elle pédalera à son rythme, une voix dans la machine lui dira Bravo, des chiffres cligneteront sur un petit écran qu’elle ne détaillera pas. Car c’est la voix qu’elle préfère. C’est à la voix qu’elle marche. A la voix que ses membres réagissent. A la voix qui encourage, rassure, félicite. A la voix qui la prend dans ses bras, même si les progrès se font attendre, même si vendredi est plus épuisé que lundi et qu’en définitive, elle sait qu’il ne s’agit que de sursauts provisoires. Peu importe. La voix la pousse à marcher. Alors elle marche.


Atelier François Bon / Tiers Livre

D'après Jean Échenoz "Courir


Gestes & usages # 1 : le modèle d'une vie

 


A cause de la couleur qui devait se trouver sur un vase, peut-être rempli de fleurs, sur un meuble, peut-être teinté au brou de noix, sur un tableau, peut-être représentant un sous bois à l’automne, sur un coussin, peut-être bleu ou ocre et posé sur le canapé gris, sur une statuette, peut-être un cadeau d’amis revenus du Tyrol, sur une tenture, un tapis, un napperon, un prospectus publicitaire, une bouteille de limonade, la vie s’écoulait sur le modèle d’une vie de famille standardisée. Mais derrière ces couches de peintures, manuelles ou imprimées, végétales ou artisanales, on cherchait à se protéger des éclats de voix, des lamentations répétitives, des insultes quotidiennes, des portes qui jurent, des repas qui se taisent, des mots qui menacent, des gestes qui provoquent. On s’inventait alors des couleurs d’aventures mystérieuses, à cheval dans l’ouest américain ou aux commandes d’un sous-marin improbable. On sautait à pieds joints sur des comptoirs d’épicerie, on mangeait des bonbons en chantant avec un petit singe sur une balancelle, on signait d’un Z tous les murs qu’on croisait. On se colorait de tout pour ne plus jamais rien devoir à personne.


Atelier François Bon / Tiers Livre

D'après Annie Ernaux "La Honte"