dimanche 28 mars 2021

Journal jusqu'au jour où... (parenthèse 2)

 



 

tu n’as pas répondu, il n’a pas répondu, il a eu deux semaines pour répondre, mais non, tu ne réponds pas, passent les jours et tu ne réponds pas, alors que tu aurais pu répondre, oui tu aurais pu répondre même après avoir choisi de ne pas répondre, tu aurais pu changer d’avis, ça arrive, oui ce sont des choses qui arrivent, changer d’avis, tu changeras peut-être d’avis, tu répondras, tu finiras par répondre, oui il répondra, disons que tu répondras, tu répondras parce que comment ne pas répondre, comment rester silencieux, comment faire le mort, comment garder ce message dans ton téléphone sans y répondre, comment t’endormir chaque soir en sachant que tu n’as pas répondu, comment te lever le matin en sachant que tu n’as pas répondu ou pas encore répondu du moins, ah ce qui voudrait dire que tu comptes peut-être y répondre, qui sait, tu comptes peut-être ouvrir ta messagerie un soir ou un matin ou à n’importe quel moment de ta journée et relisant le message, ce court et inattendu message – douze mots une virgule et un point d’interrogation - le relisant encore pour la septième ou huitième fois en quinze jours, ou plus même, qui sait, la  quarante-septième fois, soyons fous, tu seras tenté d’y répondre, même brièvement, même sèchement, même violemment, mais il y répondra, il y répondra parce qu’on ne peut pas ne pas répondre à un tel message - douze mots dont deux prénoms - on ne peut pas ne pas répondre à un message qui vous invite à des retrouvailles, même brèves, même distantes, même catastrophiques, même vingt-trois ans après s’être vus pour la dernière fois dans ce cabinet médical, ton cabinet médical, même si on s’estime étranger à la personne qui vous envoie ce message, même si on se fout bien de l’existence de cette personne pourtant reliée à soi par le sang, même si tu te fous bien de l’existence de cette personne à toi reliée par le sang, on ne peut pas ne pas répondre à un tel message – si ? – si ? – si, si, en fait, on peut ne pas répondre, tu peux ne pas répondre, tu peux ne jamais répondre et sans doute c’est ce que tu feras, ne pas répondre, même si tu as été tenté de répondre, même si tu as pris ton téléphone en mains, plusieurs fois d’affilée, plusieurs soirs d’affilée, même si tu as commencé à rédiger un message, peut-être bref, peut-être sec, peut-être violent, peut-être insultant, même si, imaginons, soyons fous, tu as été tenté d’appeler, oui d’appeler avec la voix au lieu de rédiger un message écrit, peut-être a-t-il été tenté d’appeler, qui sait, d’appeler directement, pour parler, oui parler avec la voix, comme on fait quelque fois entre deux individus, individus étrangers l’un à l’autre parfois, individus qui se foutent en réalité de l’existence l’un de l’autre, mais aussi individus proches l’un de l’autre, ne se foutant pas de l’existence de l’un et de l’autre, ou alors étrangers l’un à l’autre par l’usage mais proches l’un de l’autre par le sang, le sang commun, le sang paternel qui coule, qu’on le veuille ou non, qu’il le veuille ou non, que tu le veuilles ou non, dans les veines de l’un et de l’autre, de toi et moi, tous deux fils de Raoul
 
Bonsoir Philippe, serais-tu d’accord qu’on se voie un jour ? Claude
 
douze mots, une virgule, un point d’interrogation, deux prénoms, deux, deux, deux, deux semaines que ce sms a été envoyé, pas de réponse, que je te l’ai envoyé, pas de réponse, le numéro est correct pourtant, celui qu’on trouve sur Internet pour te joindre puisqu’apparemment tu exerces encore malgré tes septante-trois ou septante-quatre ans, malgré tes dix-sept ans de plus que moi, malgré ta fatigue, ta lassitude, ton aigreur, ta déprime, qui sait, ou, soyons fous, aucune fatigue, aucune lassitude, aucune aigreur, certainement aucune déprime, je t’envie, mais au contraire, de la joie à exercer, de la joie à pratiquer ton métier, soigner, soigner, soigner les blessures, les tendons déchirés, les épaules démises, les fractures délicates, soigner, soigner, soigner, il était 21h12 quand ton smartphone a vibré sur la table du salon, peut-être étais-tu en train de regarder tranquillement une série, peut-être somnolais-tu dans le canapé, peut-être somnolait-il ou, soyons fous, peut-être travaillais-tu encore à cette heure tardive, peut-être y-a-t-il toujours des paperasseries à faire quand on est médecin, peut-être t’inventes-tu du travail pour ne pas penser, ou pour la joie simple de travailler, peut-être te soignes-tu par le travail, par l’alcool ou par le sexe, oui qui sait, peut-être était-il avec sa compagne, sa jeune compagne, plus jeune d’une vingtaine d’années, qui elle regardait une série attendant qu’il ait fini de travailler, ou peut-être as-tu découvert le message le lendemain matin, parce ton téléphone était en mode silencieux, peut-être n’as-tu pas de compagne, peut-être ne bois-tu pas, pas de vin, pas de bière, pas de whisky, rien qui pourrait soigner, car on ne soigne pas le silence, on ne soigne pas un silence si long, si massif, un silence sombre et minéral de vingt-trois ans qui suivait lui-même un autre long silence de vingt ans, on ne soigne pas un silence de quarante-trois ans, long massif sombre et minéral, on ne le soigne pas, mais on peut essayer peut-être d’en approcher les motivations, d’en éclaircir les raisons, on peut essayer, soyons fous, tu ne crois pas, tu n’es pas d’accord, tu ne réponds rien, tu ne réponds rien, ça veut dire que tu veux pas répondre, ou que tu ne sais pas quoi répondre, se voir, se voir pourquoi, se voir quand, se voir pour se dire quoi, se voir pour se taire, pour pleurer, pour s’insulter, pour se regarder dans le blanc des yeux, dans le blanc du temps, le temps écoulé depuis qu’on se soit vus une heure en 1998, une petite heure dans ce cabinet médical, la seule en quarante-trois ans, quelques semaines avant la mort de notre père, Raoul, notre père mort avec quarante-cinq kilos, des métastases en veux-tu en voilà, de la démence en veux-tu en voilà, Raoul, troisième prénom de cette phrase familiale où coule un sang, le sien en toi et en moi qu’on le veuille ou non
 
passent les jours




 


3 commentaires:

  1. Un cri désespéré, sur un silence désespérant avec le désir brûlant l'âme de celui qui veut renouer les liens dénoués du passé, passif de quelqu'un d'autre qui n'a rien dévoilé creusant la faille abyssale entre deux frères du sang du père .....

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  2. Saisissant ! Passais voir. J'avais été tentée par écrire de la poésie en forêt. M'étais dit un jour peut-être. Les bois de mon pays d'enfance.Alors je commence à lire ici. Incapable de m'arrêter. Adoré.

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    1. Anne, merci pour la lecture. Des ateliers consacrés à la forêt sur Zoom à partir du mois de mai si jamais...

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